26 mars 1962: une mère de famille pied-noir raconte le massacre de la rue d’Isly

Le 26 mars 1962, 3.000 Algérois se rassemblent dans une manifestation pacifique qui doit les mener jusqu’à Bab El Oued, soumis à un blocus ultra-répressif depuis la mort de sept appelés du contingents tués par l’OAS lors d’un accrochage, le 23 mars. Le blocus mis en place ce jour-là a causé 15 morts et 77 blessés, parmi les forces de l'ordre, et 20 morts et 60 blessés, environ, parmi les civils, dont une fillette de dix ans.
Dans la rue d’Isly face à la grande poste, un barrage du 4e régiment de tirailleurs (unité constituée à 60 % d’appelés musulmans et non formée au maintien de l’ordre, d'après le portail culturel du ministère des Armées), de gardes mobiles et de CRS attendait les manifestants et aurait reçu l’ordre de les bloquer coûte que coûte, bien que cela n’ait jamais pu être confirmé. Voici un extrait du Journal d’une mère de famille pied-noir, Francine Dessaigne, qui a vécu cette fusillade.
***
LUNDI 26 MARS 1962. - Le blocus de Bab El Oued continue. Les femmes ont le droit de sortir entre six et huit heures ce matin, par groupes de 50 maximum, pour se rendre aux magasins d'alimentation.
Les vivres récoltés hier en ville n'ont pas pu passer.
Les fouilles systématiques continuent, accompagnées souvent de vexations. Les appartements, dont les locataires sont absents, sont ouverts et saccagés. On emmène les hommes dans des centres de tri comme du bétail.
Un tract demande à la population de se rassembler au plateau des Glières dans le calme et sans armes, pour se rendre à 15 heures à Bab El Oued et tenter de faire cesser le blocus. La grève générale est décidée. La préfecture fait diffuser que la manifestation est interdite. Les agents de l'EGA [Électricité et gaz d'Algérie] doivent se retrouver boulevard Baudin à la Maison des étudiants. Nous descendons donc, mon mari, quelques collègues et moi. Nous rencontrons en chemin Mme. R., marraine de ma fille, et son mari. La foule est assez clairsemée, il est encore tôt. Nous voyons les soldats qui barrent la rue Michelet en avant des Facultés. Nous descendons rue Richelieu et trouvons les CRS à l'entrée du boulevard Baudin. Nous passons sans difficulté. Nous nous arrêtons en face de l'immeuble de l'association et nous attendons. Sur notre gauche, des camions barrent le boulevard. Sur notre droite, au-delà des CRS, la rue est maintenant noire de monde. On voit flotter des drapeaux. Les CRS sont serrés sur plusieurs rangs. Les manifestants avancent toujours, puis marquent un temps d'arrêt. Enfin, nous voyons les drapeaux franchir le barrage des CRS qui se referme, ne laissant passer qu'un petit groupe. Des pompiers en uniforme sont en tête : « Nous sommes de Bab El Oued, nos femmes et nos gosses sont enfermés là-bas, venez avec nous. »
Nous hésitons et notre groupe décide de monter sur la place de la poste pour prendre la rue d'Isly. Nous débouchons sur l'esplanade. Nous arrivons devant la poste. Un cordon de tirailleurs, musulmans pour la plupart, barre la rue d'Isly. D'autres soldats gardent la rampe Bugeaud. Derrière nous, toutes les rues sont fermées par des camions. Nous sommes là, par petits groupes espacés, hésitants. Le barrage de la rue d'Isly vient d'en laisser passer quelques-uns. Je pose alors la question : « Que faisons-nous ? » Mon mari consulte sa montre : « Il est 3 heures moins le quart. Nous sommes en avance, il faut attendre les autres. »
« L'armée française […] tire sur des civils couchés »
La première rafale part, c'est la panique. Nous courons quelques mètres et nous nous couchons. Les gens crient, les balles sifflent. Un fusil-mitrailleur tenu par un musulman posté au coin de la rue d'Isly tire à son tour.
L'armée française, portant l'uniforme français, vise et tire sur des civils couchés. J'ai vu, je peux donc témoigner de cette honte. Un inconnu est blessé contre moi. Je tiens Mme. R., qui prie à haute voix. Son mari, couché à côté d'elle, est blessé à son tour. Elle amorce une crise de nerfs. Je lui maintiens la tête par terre.
Le monsieur à ma gauche me dit : « Je crois que je suis touché aux reins, regardez, je vous en prie. » Je me redresse un peu, les balles sifflent, je m'aplatis immédiatement. Je suis couchée dans du sang. Je sens sous moi le sol qui tremble à chaque charge de F.M.
Le monsieur se plaint. Je soulève sa veste, il n'a rien de ce côté mais il est blessé au bras. J'essaie de défaire sa cravate pour lui faire un garrot. Je n'y arrive pas.
Les rafales partent toujours. Je dois me recoucher.
Mon mari est allongé devant moi, ses pieds contre mes cheveux. Il n'a rien, heureusement. Devant lui, un homme s'agenouille, puis s'affale, la tête éclatée. Une accalmie, nous rampons un peu en direction du trottoir de la poste. Les tirs reprennent, mais le F.M. s'est arrêté. Je me redresse légèrement. Les soldats, tournés vers la rue d'Isly, l'arrosent systématiquement sur toute sa largeur. Je vois les mitraillettes aller de droite à gauche pour nettoyer la rue. Nous saurons plus tard que des civils, là, ont été blessés dans le dos. Une autre accalmie. Ceux qui le peuvent se ruent vers la poste, montent les marches et cognent aux portes en hurlant de rage et de terreur. Mon mari a disparu sur la gauche. Je tiens Mme. R. par le bras et son mari nous suit. Il perd son sang mais la blessure ne semble pas grave. Nous sommes très mal placés, en haut des escaliers. J'essaie d'entraîner nos amis pour descendre et contourner le bâtiment. Un blessé râle, un homme se penche sur lui, défait ses vêtements. Une nouvelle rafale nous colle derrière les piliers. L'homme agenouillé s'effondre. Des femmes crient, se cherchent, s'appellent. Sur la place maintenant déserte un lieutenant s'avance vers les tirailleurs et leur dit d'arrêter. La foule hurle, elle aussi, « Halte au feu, il y a des blessés ». Un cadavre gît devant moi, au bas des marches.
« Nous sommes au paroxysme de l'indignation »
Je réprime une envie de vomir. Je me glisse sur le côté du bâtiment, une petite porte est ouverte. On y a transporté des blessés. Ceux qui n'ont rien reprennent leur souffle. Les ambulances arrivent. M. R est emmené ; avec un collègue de son mari, nous entreprenons de ramener Mme. R. chez elle. Nous sommes au paroxysme de l'indignation. Jamais nous n'aurions cru possible que l'armée tire ainsi sur ordre et sans sommations sur des civils qui n'étaient à ce moment-là et en cet endroit pas même menaçants. J'en porte le témoignage, comme je témoigne que l'armée a tiré sur nous alors que nous étions aplatis sur le sol. Je ne sais pas si, ce soir, les officiers sont fiers de l'uniforme qu'ils portent. Il ne s'en est pas trouvé un pour arrêter cette boucherie. Le lieutenant dont je parle plus haut l'a peut-être limitée, mais elle a eu lieu quand même et c'est ignoble.
Je rentre à la maison, dépeignée, les vêtements tachés de sang. Pour ne pas impressionner les enfants, j'enlève ma veste et la roule sur mon bras. Ils n'ont heureusement pas mesuré l'ampleur du drame. Ils sont énervés, un peu anxieux. Ils m'apprennent que leur père a téléphoné presque en même temps que moi : il va bien, il rentre. Il arrive en effet, très pâle, exténué.
« Dites monsieur, je ne vais pas mourir ? »
Réfugié dans la salle du tri de la grande poste, dont la porte avait été enfoncée, il y est resté environ une heure. Il a aidé à panser les blessés les moins graves avec des moyens de fortune et assisté à des scènes déchirantes. Sept blessés trop sérieusement touchés sont morts sans que personne ne puisse rien pour eux. Le hall résonnait des hurlements d'agonie.
Une jeune fille de dix-sept ans environ (à peine plus âgée que notre fille) a pris une rafale dans la poitrine.
Elle est adossée à un mur. Mon mari lui nettoie la figure et les mains. Elle répète sans arrêt : « Ma maman qui ne sait pas que je suis là ! Qu'est-ce qu'elle va dire ? Dites, Monsieur, je ne vais pas mourir ? Ma maman, qu'est-ce qu'elle va dire, qu'est-ce qu'elle va dire ? »
C'est insoutenable. Mon mari, bouleversé et désemparé, s'éloigne pour ne plus l'entendre.
À 19 heures il n'y a presque plus personne dans les rues, les Algérois sont rentrés chez eux.
***
Le massacre sera reconnu par l’État français le 26 janvier 2022 : « Ce massacre du 26 mars 1962 est impardonnable pour la République. » Dans sa contre-enquête Bastien-Thiry. Jusqu'au bout de l'Algérie française, Jean-Pax Méfret évoque 80 morts et 200 blessés au cours de ce qu'il nomme « le massacre du 26 mars » . L’Association des victimes du 26 mars 1962 s’est battue et se bat pour « la réparation morale de [ce] crime ».

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2 commentaires
Honte a ces officiers de l armée francaise qui ont ordonné de tirer sur des civils. Ce sont eux les vrais coupables et ils auraient mérité d etre passes par les armes. On va nous dire qu ils avaient des ordres mais l honneur d un soldat est de ne pas confondre combat et assassinat
Quelle horreur. Le souvenir de ce massacre est encore vif dans la mémoire des Pieds Noirs et leurs plaies sont encore béantes. Aucun Pied Noir n’oubliera jamais cet évènement tragique et surtout scandaleux. Ne serait-ce pas un ordre de de Gaulle ?