Pour un Cœur-de-France

Les régions « à forte identité » feront sans doute les riches heures de l’été. Il y aura sans doute des Corses ou des Niçois, des Bretons ou des Picards, pour surbroder la tapisserie historique de leurs provinces désormais bien connues. Mais, parce que l’été est plutôt propice à la flânerie sur les chemins creux, à la halte devant les petits calvaires oubliés, à l’amitié simple et à la solitude pastorale, c’est du centre que je voudrais parler.

La géographie du centre (sans majuscule) ne procède pas du découpage administratif. À la limite, si l’on veut, le centre court, ou plutôt s’étend calmement, du Berry au Gévaudan et de la Touraine au Nivernais. La carte du centre est une carte personnelle, presque intime, dont nous avons tracé les premiers contours en voiture, face à quelque espace boisé ou quelque paysage favorable à la songerie : « Où sommes-nous ? » « Dans le centre… » Une carte dont nous avons affiné le dessin au gré des marches, des camps, des vacances entre amis, des pèlerinages ou des festivals. Une carte faite de villages de pierre, de propriétés perdues, de vastes pâtures, de lumières paisibles et de pluies de fin du monde ; un relevé topographique patient, qui suit le tracé des collines, le rythme de la Nationale, de l’auto-stop ou du vélo. C’est le trou noir de la « diagonale du vide », disent les géographes parisiens : bien sûr, on trouve sur les murs des réclames avec des numéros de téléphone à six chiffres, des affiches de campagne de Raymond Barre encore lisibles ; on y voit des bars sortis d’un film dialogué par Audiard (Maigret et L’Affaire Saint-Fiacre, par exemple, qui se passe en Bourbonnais). C’est un ensemble, cependant, qui paraît disparate et sans intérêt à l’œil de l’imbécile, mais qui est la base arrière de notre vieux pays.

Disparate, disais-je. Voire : il n’y a certes pas de parler « central » unique, on est entre langue d’oïl et langue d’oc. On parle en Touraine le français le plus pur, dit-on, et en Berry le patois des histoires drôles. En Aveyron, c’est déjà l’accent rocailleux du Sud, mais en Auvergne, on devine les diphtongues traînantes du Lyonnais.

Il n’y a pas, non plus, de « sentiment régional » unique, comme on dit. C’est certain, car à l’instar de la langue, une si large et si puissante unité n’existe pas dans la France d’avant, où les solidarités claniques vont au pas des chevaux. Par ailleurs, les pays à l’orgueil chatouilleux, à l’histoire fantasmée, sont souvent ceux qui n’ont connu que la domination.

Or, dans le centre, on a toujours été Français. Pas comme les provinces quintessentielles de l’antique duché de France, pas non plus, à l’inverse, comme les territoires rattachés dans la douleur ou achetés sans consentement. Non, juste comme ça, comme une évidence paisible. Le centre, c’est Gergovie (en Auvergne) et c’est Alésia (en Bourgogne). C’est la reconquête du royaume par Jeanne d’Arc et Charles VII depuis Bourges. C’est le désert des Camisards et ce sont les lieux de pèlerinage. Il n’y a pas plus français.

Tiens, en parlant de cela justement : le centre, c’est aussi le lieu du déchirement de la France. Le gouvernement de 40 replié à Limoges avant d’échouer à Vichy après un détour par Bordeaux. Les maquis foisonnants du Morvan et d’Auvergne – revoir Le Chagrin et la Pitié.

Au-delà de tout cela, s’il n’y avait qu’une raison charnelle de vivre et mourir entre Creuse et Lozère, je crois qu’elle tiendrait en un mot : « nonchalance ». Curieux, pour des terres cultivées par des générations d’âpres travailleurs, me direz-vous, mais pas tant que cela. La « non-chalance » n’est pas du laisser-aller, elle est plus élégante que la désinvolture et plus secrète que l’indolence. L’homme non-chalant est simplement le contraire du chaland, affairiste affairé, aux engagements ineptes, préoccupé par les nouvelles absurdes que lui vomit au visage la vitre de son smartphone. C’est l’homme sur qui l’usure du quotidien glisse : « Peut me chaut », dit l’homme central, en son repaire rustique. À l’abri des collines, au rythme des saisons, le centre résiste nonchalamment à la civilisation des ronds-points et des centres commerciaux. Le temps de quelques étés encore.

Cet article a été mis à jour pour la dernière fois le 13/09/2017 à 9:57.
Picture of Arnaud Florac
Arnaud Florac
Chroniqueur à BV

Pour ne rien rater

Les plus lus du jour

Un vert manteau de mosquées

Lire la vidéo

Les plus lus de la semaine

Les plus lus du mois