L’armée de réserve des opérateurs des télécoms

téléphone mobile

La guerre des télécoms bat son plein. Patrick Drahi est parvenu à récupérer le nombre de clients qu’avait SFR avant que celui-ci ne s’en porte acquéreur en 2014 (d’après Elsa Bembaron, Le Figaro Premium, le 28 mars 2019). Ainsi, le groupe Altice a réussi à battre le groupe Iliad de Xavier Niel, dont les résultats sont en baisse en 2018 (Free accuse une chute de 1,9 % en France). Toujours est-il qu’Orange reste le numéro un du marché (avec 19,2 millions d’abonnés). Cependant, rien n’est dit sur ce qui se joue derrière la réduction drastique des coûts, ce qui est la marque de fabrique des opérateurs du Net depuis leur essor. Car, au-delà des pratiques risquées d’un Drahi en matière de crédits (50 milliards d’euros d’actifs pour 50 milliards de dettes), c’est toute la structure des télécoms qui se liquéfie.

Il suffit de se frotter au service commercial, comme au service technique, de ces maîtres de la Toile française pour percevoir ô combien leurs clients semblent n'être que variables d’ajustement. Qui n’est pas tombé, au téléphone, sur un « technicien » sénégalais, marocain ou tunisien ? Avec un accent vaguement français, lui ou elle fera ce qu’il pourra avec ce qu’il a, autrement dit pas grand-chose. Comble du paradoxe : la fibre optique étant, pourtant, une technologie de pointe (à l’œuvre au Japon dès le début des années 2000) reste confiée, en boutique, à des BTS Action commerciale (au mieux) dont le champ lexical se limite à « Y a pas de soucis ! » ainsi qu’à des interlocuteurs répondant de l’autre côté de la Méditerranée. À vrai dire, entrer dans une de ces succursales (ou franchises) revient à investir un fast-food. Définitivement, la quantité ne fait jamais bon ménage avec la qualité.

Le client de ces opérateurs doit prendre conscience que cette précarisation des moyens et des fins n’est point pavée des meilleures intentions. Ce n’est plus, seulement, le travailleur qui fait les frais de la plus-value, mais surtout et avant tout le consommateur. À l’évidence, un monde s’effondre pour qu’un autre plus sombre se construise : Dakar, Rabat ou Tunis, autant de centres névralgiques où le technicien et le hacker n’auront jamais été aussi indifférenciés. Il est, malgré tout, obligatoire d’accorder sa confiance à de telles sociétés puisqu’il est devenu impossible d’habiter le réel sans données virtuelles. De fait, un lumpenprolétariat d’un nouveau genre est contraint de jouer sa carte dans cette très économique « prise d’otages ».

Pourtant, rien ne va plus dans les start-up nations : ça spécule pour que rien ne fasse péter la bulle. La globalisation (à ne pas confondre avec la mondialisation, qui n’est aucunement spécifique à l’économie de marché de ces quarante dernières années) se définit comme étant la sphère de la standardisation massive des us et coutumes, et ce, tant en matière de consommation qu’en matière de pratiques commerciales : elle « ubérise » à tour de bras, quitte à ne plus dégager de bénéfices. Alors, entre l’effondrement des compétences et l’implosion du crédit, ce sont les plus fragiles qui paient et paieront encore les pots cassés. Puis, d’un bout à l’autre du fil, entre Paris et Dakar, s’organise subrepticement une dialectique entre le pauvre et le plus pauvre que lui. En somme, armée de réserve contre armée de réserve.

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Henri Feng
Docteur en histoire de la philosophie

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