Livre : Le temps des livres est passé, de Juan Asensio
« Non liber, sed fex ». Voici, en quelques mots aussi lapidaires qu’expéditifs (car renfermant une sentence qui a valeur d’impitoyable et irrécusable vérité), ce qui pourrait résumer les quelque près de 700 pages du dernier opus de Juan Asensio, compendium bienvenu de ses plus exigeantes critiques, toutes parues sur son blog Stalker consacré à la « dissection du cadavre de la littérature ».
La tâche est cependant ardue, car comment exécuter, hic et nunc, une critique de la critique, tant Asensio semble avoir érigé ce genre très singulier au rang altier des beaux-arts littéraires ? Ce chantre, irascible jusqu’à l’incandescence, de Bernanos s’est imposé comme le disciple de ce dernier, tant il s’est mis en demeure de pourfendre les imbéciles, ces chétifs pécores, partout où ils règnent et pontifient.
Mais si Asensio poursuit les doctes crétins de sa vindicte, c’est aussi à la manière de Léon Bloy, son autre grand maître ès saintes colères. Ici, l’atrabilaire déchaîne les éléments en faisant corps avec eux. Les sept plaies d’Égypte s’abattent avec jubilation sur les médiocres, ces grands vains noyés parmi les innombrables déchets du turbo-consumérisme, exsufflant, à l’instar de baleines emphysémateuses, leur insipide logorrhée qui les amène à venir s’échouer sur les gondoles saturées des hypermarchés.
Qui apprécie ce spécialiste de Bernanos, dardant sans retenue ses philippiques enflammées sur le marais saumâtre de ce que compte notre pays de politicards et d’intellocrates ignares, se réjouira de retrouver dans cet épais recueil la somme des insatiables appétits livresques d’un des esprits les plus acérés de notre temps.
Juan Asensio sait, mieux que personne, le prix inestimable de la langue. Sa syntaxe et ses règles sont aussi essentielles à la littérature que les silences, les dièses et les arpèges le sont à la musique. Pourtant, combien d’écrivassiers et autres plumicides (ces funestes croque-morts des mots et du style) que l’auteur ravale à l’état digestif et techno-fonctionnel d’« écrivants » parce qu’ils ont table ouverte dans toutes les gargotières endogames de l’édition germanopratine, se persuadent, à coups d’encensoirs mutuels, qu’ils sont des écrivains quand ils ne sont que les caniches dociles du pouvoir économique et politique.
Ce recueil démontre, en outre, de manière salutaire que le droit de lire l’œuvre s’accompagne incoerciblement du devoir impérieux de juger, lequel s’est considérablement dégradé sous les formes d’une blafarde et timorée pseudo-neutralité universitaire sans omettre celles, non moins vomitives, des étals de l’obscénité médiatique.
L’autre grand intérêt de ce précieux grimoire (complémentaire du déjà très coruscant La critique meurt jeune, ouvrage publié en 2006), dont une lecture par trop prolongée finit par ensorceler le lecteur jusqu’à l’enivrement, tient tout entier dans cet improbable voyage comparatif ou Yeats côtoierait aussi bien Jünger que McCarthy et ou Kierkegaard voisinerait avec Conrad comme Spengler avec Malcolm Lowry. Un insondable vertige nous saisit alors et, telle Dorothée Carter, l’héroïne du Magicien d’Oz adapté au cinéma par Victor Fleming (1939), n’a-t-on d’autre choix que de se laisser happer.
Assurément, peu de lecteurs-critiques parviennent à se hisser à ce firmament de la monarchie des lettres (la République barbotant résolument dans les eaux communes de la démocratie égalitaire de masse). En attendant, nous autres mortels lisons et prenons quelques leçons…
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