Éloge des manières et de la civilité
Mona Ozouf, avec finesse et intelligence, a fait récemment un superbe éloge des manières, qu'elle appelle les « égards », citant le philosophe Alain qui les définit, avec la politesse, « comme un allègement de l'existence ». Elle dénonce « la spontanéité qui paraît gage d'authenticité mais ne permet pas d'accéder à la vérité... Pour l'atteindre il faut miser sur la lenteur et se garder de la transparence » (Le Figaro).
Il est clair que je suis sensible à la théorisation des manières, de la politesse et de la civilité parce que je crains d'en manquer... Je me sens concerné, par exemple, par la critique de la spontanéité qui m'est toujours apparue comme une chance, sans présomption, de ma nature.
Pourtant, il faut réfléchir, douter de soi, tant certaines personnalités sont si brillantes et incontestables dans leurs analyses qu'elles contraignent à se remettre en cause.
D'abord convient-il que je questionne mon obsession de la forme, de la qualité de l'expression sur quelque support que ce soit - et j'admets que pour tenter de les respecter et de ne pas succomber à la vulgarité, surtout sur Twitter, cela relève d'un travail d'Hercule. Pourtant, je crois n'avoir aucun mérite dans l'exercice de cette ascèse quotidienne, tant la grossièreté me semble ressembler à des pustules sur un beau visage mais qu'on se plairait à défigurer à loisir.
Cette passion du langage urbain ne serait-elle pas un prétexte pour m'abandonner, sur le fond ou dans beaucoup de mes attitudes sociales ou personnelles, à des contradictions, des résistances, des énervements ou des injonctions qui pourraient caractériser un défaut de civilité ? En effet, dans celle-ci, il devrait y avoir d'abord une acceptation sereine des propos de l'autre, une indifférence délibérée à l'égard de toutes les scories de la parole et de l'être - c'est répétitif, trop long, ennuyeux, aucun détail ne vous est épargné, c'est une conférence et plus du tout un échange - et une urbanité délicate incitant à prendre l'autre comme il vient et se montre, et encore plus quand il s'agit d'un ami...
Dois-je battre ma coulpe et considérer que j'éprouve sur un mode trop précipité des lassitudes ou des impatiences et que je ne saurais m'en exonérer par la priorité systématique donnée à mes humeurs ?
Quand, par ailleurs, je pourfends cette habitude lamentable de ne jamais répondre aux courriers et aux mails, d'être incapable même du plus modeste accusé de réception en dépit, parfois, d'un secrétariat très étoffé et que, obstinément, je renvoie dans l'attente d'une réaction, faut-il me féliciter pour ma constance ou me juger trop peu civil ? Mettre l'autre face à ses carences est-il honteux même si on tente d'échapper, soi, aux abstentions qu'on lui reproche ?
Avoir des enthousiasmes, des compliments sans fard et des critiques sans complaisance - je songe à ces journalistes que j'ai appréciés et qui m'en ont voulu parce que j'ignorais que d'autres, discutables, étaient dans leur mouvance très amicale - à l'expérience crée plus d'incommodités et de retraits que de satisfactions. S'avancer trop, c'est faire reculer certains. Souvent ceux qu'on préfère. La passion est-elle une offense à la civilité ?
Ne jamais pécher par indifférence, tout prendre à cœur et à esprit, ne tenir rien pour léger et dérisoire, ressentir comme un devoir, dans les mille circonstances de la quotidienneté, l'impératif de dire et de faire savoir, cela relève-t-il d'une pathologie qui oublie que la vie sociale est d'abord élégamment hypocrite ou d'un courage personnel ? Malappris ou provocateur, trop sincère ou pas assez dissimulateur pour la bonne entente ?
Convient-il de s'estimer si peu important, tellement secondaire par rapport aux joutes sociales et intellectuelles, que devraient compter seulement les attentions pour l'autre ?
Le paradoxe est que, dans mon existence sur laquelle pèse une rusticité à tous points de vue - on n'est pas petit-fils de paysan pour rien ! -, je n'ai pas cessé d'admirer les êtres pétris de classe et d'allure, d'une élégance infinie, avec un art de se mouvoir dans la vie comme s'ils étaient chez eux, naturellement sociables et distingués.
Mais, en même temps, je n'ai cessé de dénoncer la superficialité et le conventionnel des pensées tièdes et monotones faute de liberté et d'inventivité, à cause de la propension à ne pas prendre l'intelligence pour un défi mais comme une rente confortable et, à la longue, usée, une façade destinée seulement à faire illusion ? C'est à distinguer de ce qui serait « sans tabou », selon Bigard (Valeurs actuelles), qui n'est qu'une tentative de « vulgariser » le vulgaire !
Suis-je trop peu civil ?
Je ne veux pas être dupe de moi. Cette apparente contrition, cette lucidité un zeste masochiste ne seraient-elles pas le moyen le plus sûr pour me permettre de continuer comme avant ? Y a-t-il des examens de conscience vraiment authentiques qui vous condamnent au lieu de vous laisser les coudées franches pour l'avenir ?
On ne se débarrasse pas si aisément de soi.
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