Déboulonnages : quand allons-nous nous réveiller ? Nous révolter !
Tout va y passer.
Déjà, il n'y a plus un domaine, plus un pays qui soit à l'abri d'un prurit d'éradication prétendant épurer, détruire et dégrader. L'Histoire, la politique, les arts, tout ce qu'une certaine forme de culture a consacré, tout ce que des siècles ont édifié, vont être, j'en suis persuadé, consciencieusement, méthodiquement mis à bas.
Par des fanatiques dans la démarche desquels se mêlent extrémisme idéologique, obsession raciale, anticolonialisme dénaturé, dictature morale, pulsion de saccage, ignorance crasse ou volupté mortifère. Le mouvement s'amplifie qui peu à peu vise à faire disparaître le monde d'hier au prétexte qu'il serait indigne et à nous priver de ce qui a construit nos personnalités, notre histoire et, à partir de notre dilection nostalgique, notre envie pour le futur.
Cette dérive hallucinante qui chaque jour fait surgir un nouveau scandale, tristement, ne scandalise pas assez, mobilise trop peu les consciences et les esprits contre elle. Il ne suffit pas de rendre hommage à des étudiants qui nettoient des statues vandalisées. Ces bonnes volontés pèsent peu face à l'absence d'indignation radicale avec une dénonciation civique et démocratique largement gangrenée par la faiblesse contemporaine de vouloir donner un peu raison à ceux qui ont totalement tort.
On ne devrait même pas, dans un univers sensé, avoir à débattre de cette absurde projection d'un présent présumé irréprochable sur un passé honni avec partialité. Non seulement à cause de cette évidence que troubler avec les lumières ou les préjugés d'aujourd'hui les grandeurs, les admirations et les choix d'hier est une absurdité aisément perceptible par la plupart. Mais aussi parce que ces considérations rétrospectives calamiteuses confondent l'ancien avec le nouveau, l'universel de l'art authentique avec des humeurs conjoncturelles, Shakespeare avec les nains qui l'ont scruté à la loupe pour diluer son génie dans la moraline, les hommages historiques avec l'obligation d'une impossible perfection humaine.
Ainsi Colbert, Faidherbe, Bugeaud, Churchill, Christophe Colomb et d'autres encore, unis par un même opprobre sans discrimination, vont être discutés, tagués, débaptisés, peut-être déboulonnés au prétexte que, dans leur carrière et leur action, il y aurait eu des parts d'ombre à côté de tant de réussites objectives. Qui pourrait penser que, dans l'affirmation d'un tel constat, il y aurait de quoi néantiser ce qu'ils ont été et rendre caduque leur illustration d'alors ? Et ce, même si naturellement, de nos jours, nous sommes devenus plus sensibles, plus attentifs à ce qu'il pouvait y avoir de blâmable dans leurs destinées.
Je défie quiconque de pouvoir offrir au savoir et à la bienveillance de tous un exemple, une gloire immaculés, et il me semble qu'au contraire, il doit y avoir une forme de reconnaissance pour ce que l'Histoire a charrié et l'héritage qui nous a été légué et que nous laisserons à ceux qui, dans le fil des générations, nous succéderont. Benjamin Constant a écrit qu'il fallait traiter avec délicatesse le passé, d'abord parce qu'il convenait d'être poli, et pour l'inciter à se retirer sans drame.
Il faut nous laisser intacts nos temps anciens, nos monuments, nos statues, nos grandes œuvres, cette merveilleuse carte du sublime, de l'héroïque et même de la controverse qui fait qu'on a le droit de préférer Bonaparte à Napoléon ou de n'apprécier aucun des deux. Il serait lamentable de relier les traces splendides ou surprenantes d'il y a longtemps à nos préjugés. Ce sont à eux de se plier à une adhésion objective à l'égard du capital multiforme au sein duquel on pense, on célèbre, on s'indigne et on vit. Faisant notre histoire, il serait arrogant de l'amputer et de relativiser absurdement l'Histoire.
Pour mieux transmettre mon message, je voudrais raisonner par l'absurde sur le point central de cet appétit de destruction qui est, à le supposer de bonne foi, l'illusion d'existences irréprochables, exemplaires, qui mériteraient leur sublimation sur tous les plans et dans tous les registres.
Qu'on accepte de se pencher sur nos enthousiasmes actuels, notre frénésie de panthéonisation, cette conciliation perverse entre notre passion de la démolition et notre étrange focalisation sur des êtres et des actes parfois surestimés et il sera facile de vérifier alors que nous pourrions aussi bien déboulonner notre présent que d'aucuns s'acharnent vicieusement à déboulonner notre passé.
Si nous posions le même regard sur nos glorifications récentes que sur celles que nous estimons avoir été abusivement concédées il y a des lustres parce qu'elles n'auraient pas été parfaites, au contraire imprégnées d'équivoque, lesquelles résisteraient ?
Simone Veil, l'une des disparues les plus consensuelles et louées qui soient, essentiellement à cause de l'horrible tragédie des camps et à sa survie puis à son combat en faveur du droit à l'avortement, enfin pour son soutien constant et agissant en faveur de l'Europe, a été aussi un magistrat et une femme politique qui naturellement n'ont pas suscité la même aura : François Bayrou, par exemple, aurait pu en dire beaucoup sur son verbe violent !
Aurait-il fallu, à cause de ces dissentiments, ne pas lui rendre hommage pour l'essentiel en chipotant pour le reste ? Évidemment non.
Pour ma part, pour la panthéonisation, sa famille l'avait acceptée. La seule que j'aurais absolument applaudie aurait été celle d'Albert Camus, dont la personnalité, l'intégrité, l'aura, la justesse éthique et le génie l'auraient justifiée. Mais il y aurait eu des oppositions et des mécontents !
Ne rêvons pas d'une humanité si pure qu'elle ne serait qu'un fantasme !
Qu'on prenne donc garde à ce que l'avenir pourrait réserver à notre sélection historique et éthique d'aujourd'hui et à ce que nous serions tentés de relativiser si nous en usions avec la même rigueur étouffante et ciblée qu'avec le passé !
Les massacreurs, les vrais, sont ceux qui tuent ce dernier. Va-t-on accepter de devenir orphelins ?
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