Jean-Christophe Buisson : « Le but des Turcs – et les Azéris sont des turcophones -, c’est d’effacer les Arméniens »
Jean-Christophe Buisson, directeur adjoint du Figaro Magazine, est un des rares journalistes français à s'être intéressé de très près à la guerre au Haut-Karabagh de 2020, conflit qui a opposé la République autoproclamée du Haut-Karabagh - aussi appelé Artsakh -, soutenue par l'Arménie, et l'Azerbaïdjan, soutenu par la Turquie. Au micro de Boulevard Voltaire, il lance un cri d'alarme sur ce qu'il se passe dans cette région.
https://www.youtube.com/watch?v=DTX6ydTvktc
Vous êtes directeur adjoint à la rédaction du Figaro Magazine. Vous avez été un des rares journalistes à couvrir de manière passionnée, presque obstinée, cette guerre atroce qui s’est déroulée entre l’Arménie et la République de l'Artsakh et l’Azerbaïdjan. Pourquoi vous êtes-vous intéressé particulièrement à ce conflit ?
Disons que j’ai un tropisme vers l’est de l’Europe et au-delà, vers le monde slave et au-delà, vers le Caucase du Nord où je me suis rendu à plusieurs reprises. Ces dernières années, je me suis rendu en Arménie, pas pour des reportages politiques, mais des reportages de découverte. Je m’y suis, d’ailleurs, fait quelques amis. J’ai éprouvé un peu la même sensation que j’ai éprouvée dans la Serbie que j’ai beaucoup couverte, ces dernières années. J’éprouve un attachement soudain assez irrationnel, spirituel, physique, tellurique et humain. Je suis la situation géopolitique de cette région et je suis particulièrement les avancées de la Turquie et de M. Erdoğan parce qu’en m’intéressant à la Serbie et aux Balkans, je me suis évidemment intéressé au monde ottoman et, par conséquent, à la Turquie. La Turquie est l’héritière naturelle, qu’elle soit kémaliste ou d'Erdoğan, de l’Empire ottoman et des souffrances qu’ont subies de nombreux peuples de l’occupation ottomane jusqu’au début du XXe siècle, y compris l’Arménie.
Pourquoi l’Azerbaïdjan a réussi à littéralement écraser l’armée arménienne ?
L’Azerbaïdjan ne s'est pas battue seule, dans cette guerre. Elle a bénéficié d’un encadrement militaire turc très avancé dans le commandement, avec trois généraux turcs. Ces derniers ont remplacé le ministre de la Défense azerbaïdjanais qui était en place jusqu’à fin septembre et qui a disparu du jour au lendemain. Il se trouve qu’il était plutôt hostile à un conflit et hostile au fait que la Turquie participe de trop près, et était plutôt pro-russe. Il avait tous les défauts. Nous n’avons eu aucune nouvelle de lui depuis le 27 septembre. De fait, il a été remplacé par trois généraux turcs qui ont pris en main les opérations. Des forces spéciales turques ont participé, ainsi que des mercenaires djihadistes venant de Idleb par la Turquie. Cela a donné une supériorité, et une supériorité technologique. Les Turcs ont acheté un certain nombre de drones de surveillance et d’attaque. Ils ont utilisé des satellites pour repérer les positions arméniennes. Et ils ont gagné cette guerre par l’aérien. Ils ont très vite dominé le ciel, réduisant à néant toute la défense d’artillerie antiaérienne arménienne un peu obsolète, russe pour la plupart, mal équipée et mal entretenue. Très vite, la guerre a consisté en une invasion de l’Artsakh et des districts entre l’Artsakh et l’Arménie qui, de fait, n’appartiennent pas à l’Artsakh mais à l’Azerbaïdjan. L’Azerbaïdjan était, de fait, occupé par les Arméniens comme une zone tampon de protection quasiment pas habitée et pas repeuplée, mais qui sont des terres arméniennes parce qu’avant le découpage de 1921 de Staline, il y avait beaucoup d’églises, de monastères et de cimetières. On voyait bien que ces zones avaient longtemps été arméniennes et avaient été donnés à l’Azerbaïdjan. Elles ont ensuite été reprises par l’Arménie, mais reste un flou administratif et juridique. L’Azerbaïdjan a commencé sa reconquête par le sud et par l’est. Lorsqu’elle a vraiment empiété sur l’Artsakh, la Russie s’est réveillée et a dit stop à un massacre. La supériorité était telle que les morts commençaient à s’accumuler par milliers du côté arménien.
D’un point de vue stricto sensu du droit international, l’Azerbaïdjan était dans son droit…
Ce sont les mêmes histoires que les Balkans. On peut remonter à chaque fois à l’antériorité. Encore une fois, lorsque vous avez une terre qui a été, pendant 1.900 ans, arménienne et qui a été octroyée à l’Azerbaïdjan par une décision du plus grand criminel du XXe siècle, Staline, on peut considérer que ce droit-là est discutable. Vous allez me dire « à ce moment-là, on discute de tout », il me semble qu’on a donné l’indépendance du Kosovo en piétinant allègrement le droit international puisque le Kosovo était une région de la Serbie. Il y a quand même un deux poids deux mesures.
On s’arrange comme on veut avec le droit international. L’Azerbaïdjan crie aujourd’hui à la défense du droit international parce que cela l’arrange, mais on voit bien que ce sont les grandes puissances qui décident du droit international et qui décident de le respecter ou de ne pas le respecter.
Pour revenir à ce sujet scandaleux, des exactions ont été commises par les soldats azéris sur les sols prisonniers arméniens et sur les populations civiles. N’importe quel journaliste un tant soit peu intéressé ou opiniâtre a pu consulter ces vidéos et voir la véracité de ces vidéos. Comment expliquer que personne ne se soit scandalisé ?
Je crois qu’on s’attache à ce qui s’est passé là-bas en allant là-bas. Il n’y a pas 36 solutions, c’est d’ailleurs pour cela qu’on choisit souvent ce métier de journaliste de terrain qui n’est plus le mien depuis vingt ans. J’ai arrêté de couvrir les conflits. Un sentiment d’injustice s’est rallumé chez moi qui a fait que j’y suis quand même allé. Quand on est là-bas, on comprend ce qui se passe et on vit ce scandale. J’ai découvert les vertus que pouvaient avoir les réseaux sociaux. J’ai fait du journalisme Twitter, chose qui ne m’était jamais arrivée. Je confesse que cela a une certaine efficacité. Quelques autorités, y compris arméniennes, m’ont confié combien ces messages venant d’un journaliste français donnent l’impression de ne pas être totalement isolé et abandonné. La diplomatie est une chose et l’information en est une autre.
Quand on revient avec ces images et ces témoignages dans la tête, on ne peut qu’entretenir et continuer à partager ces souffrances, ces scandales et ces douleurs.
Comme très peu de journalistes s’y sont rendus, j’ai l’impression qu’ils ne prennent pas la dimension humaine, charnelle et spirituelle de ce qui se passe là-bas. Il faut aller chercher les vidéos un peu cachées sur des réseaux. Ce sont des vidéos d’exactions, comme on en voit quasiment tous les jours, qui ont encore lieu alors qu’il y a un cessez-le-feu depuis le 9 novembre. Cela fait maintenant deux mois que la guerre est terminée, et pourtant, il y a encore des prisonniers de guerre qui se font tuer ces derniers jours. Ces images-là sont d’ailleurs diffusées par les Azéris eux-mêmes, qui sont très fiers de ce qu’ils font. Ce ne sont pas des montages, mais bien des choses revendiquées.
Vu de loin, on voit cela comme un massacre comme un autre. C’est presque devenu une habitude de voir ce type de massacre. Comme le conflit était peu traité et peu couvert, il n’y a pas de grands intellectuels. Michel Onfray est arrivé là-bas après la guerre. Il a ressenti des choses, ça s’est d’ailleurs vu dans son film. Aujourd’hui, c’est un peu tard puisque nous n’avons plus accès à ces régions. Sur ce sujet-là, Bernard-Henri Lévy a été présent au début et il a fait plusieurs interventions et plusieurs articles. Une fois cette guerre éteinte, il a un peu disparu. On peut accorder à Bernard-Henri Lévy le défaut de s’attacher à une cause et de passer à une autre. C’est comme cela qu’il couvre beaucoup de zones, mais parfois, il oublie un peu ce qu’il s’est passé et ses engagements. Il y revient quelques mois ou quelques années plus tard. Dans ce conflit, toutes les aides étaient bonnes à prendre pour les Arméniens.
Boulevard Voltaire avait couvert la première manifestation des Arméniens de France devant l’ambassade azérie. On a l’impression que ce lien entre l’Arménie et la France est réel, profond et sincère. Pourquoi la France n’a rien pu faire pour empêcher ce massacre?
La France était diplomatiquement coincée par le fait qu’elle appartenait au groupe de Minsk qui est chargé de surveiller le cessez-le-feu depuis 1994 dans la région. Le groupe de Minsk est coprésidé par la France, la Russie et les États-Unis. Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, aux États-Unis, il ne se passait rien jusqu’à l’élection de Biden. Le groupe de Minsk était bloqué par l’immobilité des États-Unis. Du côté de l’Union européenne, il y a un grand non-dit dans cette histoire. Angela Merkel dirige l’Union européenne et elle a six millions de Turcs sur son territoire. Par ailleurs, l’Union européenne est victime, depuis des années d’un chantage, par Erdoğan. Des millions de migrants sont présents sur son territoire et il menace de les laisser venir en Europe si on n’est pas gentil avec lui et si on ne le paye pas. Ce n’est donc pas le moment de se disputer avec Erdoğan. C’est d’ailleurs pour cela qu'Erdoğan se permet d’insulter Emmanuel Macron, sans qu’il y ait une réaction très violente. Il se permet de menacer une frégate de l’armée française, car il a ce moyen de pression. Le discours officiel était « on doit être neutre ». C’est cela qui m’a vraiment scandalisé.
Compte tenu de son histoire et de ses engagements, y compris en ce moment contre l’islamisme au Mali où on perd des soldats, la France ne peut pas être neutre dans un conflit où un des belligérants utilise des mercenaires djihadistes qui sont nos ennemis et les ennemis de tout le monde. C’est ce deux poids deux mesures qui est absolument honteux et scandaleux, et encore plus honteux pour l’Arménie qui est un pays et un peuple amis historique depuis des siècles et des siècles et pas seulement depuis le génocide et ses rescapés. C’est le plus vieux peuple chrétien et, quoi qu’on en dise, la France est une vieille nation chrétienne, qui a certes évolué, mais qui est tout de même une vieille nation chrétienne. Il y a une alliance, une amitié et 600.000 Français d’origine arménienne en France. Rien que pour tout ce que les Arméniens ont apporté à la France, on leur devait d’être beaucoup plus présents pendant le conflit et après le conflit. En termes humanitaires, on l’est un peu. Les Arméniens sont touchés, mais c’est insuffisant, notamment pour ce fameux patrimoine spirituel, religieux arménien qui se trouve aujourd’hui dans des zones contrôlées par l’Azerbaïdjan. Le but des Turcs et des Azéris est d’effacer les Arméniens et toutes traces d’arménité dans cette région. Ils ont commencé à le faire en 1915. Savez-vous comment on appelle les Arméniens, quand on est Turc ? Les restes de l’épée. Cela veut dire que l’on n’a pas tout à fait fini le travail. C’est peut-être ce qui est en train de se jouer, là-bas, et c’est pour cette raison qu’il faut au moins alerter. Il faut terminer le travail entamé par Enver Pacha. Il est d’ailleurs célébré à Bakou, le 10 décembre, par Erdoğan et par Aliyev comme étant un héros de la Turquie. Enver Pacha est un des trois organisateurs du génocide arménien. Là encore, la diplomatie se tait. C’est proprement scandaleux. C’est peut-être compréhensible par les raisons que j’évoquais tout à l’heure, mais je crois que l’on ne peut pas rester insensible et muet. À sa petite échelle, les uns et les autres, on essaie tous de rappeler ces vérités et ces scandales, comme par exemple Bernanos. Il y a 80 ans, il essayait aussi de dénoncer les scandales de la vérité.
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