[CONTE DE NOËL] On a volé la Couronne d’épines !

Photo by Ludovic MARIN / AFP
Photo by Ludovic MARIN / AFP

Ce conte de Noël, écrit par Gabrielle Cluzel, fait partie d'un recueil de nouvelles intitulé Rien de grave, publié en 2006 aux Éditions Clovis (ce livre a été couronné par le prix Renaissance 2006, remis à Gabrielle CLluzel par l'académicien Michel Mohrt).

Il y est question de Notre-Dame, de Couronne d'épines, d'opération Sentinelle, de chevalier du Saint-Sépulcre et d'attentat. Bref, quoique datant de plusieurs années, il est d'une actualité brûlante, et Boulevard Voltaire est heureux de l'offrir, pour le 25 décembre,à ses lecteurs. 

ON A VOLÉ LA COURONNE D'ÉPINES ! 

 

Il n’était pas comme les autres. Ceux qui sortaient en pestant du bureau de l’adjudant, cognant du poing sur les murs et jurant que, s’ils avaient pu prévoir, ils ne se seraient jamais engagés.

Lorsqu’on l’avait désigné, il n’avait pas, dès que le chef avait tourné les talons, compté sur ses doigts les mille autres missions ingrates dont il avait fait les frais depuis sa première paire de rangers, et crié à l’injustice. Il ne l’avait pas seulement pensé.

Passer « les fêtes » loin de chez lui lui était égal. Il n’était pas attendu. Ni fiancée, ni famille. Une mère remariée, tout occupée à élever deux petits tardillons, et que ce grand fils silencieux embarrassait un peu, un père qui n’avait jamais fait valoir son droit de garde, et une sœur qui l’aimait bien mais que son compagnon emmenait passer Noël sous les tropiques.

Et « Vigipirate », cette activité de surveillance anti-terroriste, ne lui déplaisait pas. Petit garçon, il voulait être policier. Car il aimait la justice et détestait les caïds. Il les haïssait depuis toujours, depuis les cours de récréation où les chefs de bande, les beaux parleurs aux joues poupines, persécutaient quiconque refusait de leur faire allégeance.

Ni caïd ni courtisan, Christophe était de cette espèce qui souffre et serre les dents à l’école. Jusqu’aux professeurs qui ne l’aiment guère. Ils encouragent froidement ces enfants sans charme ni génie qui les fixent de leurs bons yeux de chien fidèle, mais au fond ils ne s’y attachent pas.

Il y a, bien sûr, les têtes de classe dont les prouesses emportent l’admiration et rassurent ceux qui douteraient de leurs talents pédagogiques, mais il y a surtout les autres, ceux pour lesquels les maîtres nourrissent un penchant coupable, ceux dont la verve, les farces et les réparties précoces ont quelque chose d’irrésistible, même s’il faut bien quelquefois en punir les insolences.

On se plaît à les défendre en conseil de classe, à leur trouver toutes sortes de circonstances atténuantes. On prodigue mille conseils à ce jeune professeur sur lesquels les petits tyrans ont choisi de s’acharner. On le suspecte de ne pas savoir s’y prendre, flatté et soulagé à la fois de ne pas être à sa place.

Comme si Christophe ne voyait pas les sourires complices, les indulgences que l’on n’aurait pas dû avoir, les familiarités qu’on ne permet qu’à certains, toute cette pantomime révoltante du professeur qui veut rentrer en grâce !

Quand, en plus, le trublion montrait des dispositions pour la matière, c’était un triomphe.

Fallait-il qu’ils n’aient jamais été enfants pour ne pas deviner la face cachée, les ricanements, les commentaires sans pitié, les conversations ordurières qui n’épargnent aucun professeur, surtout pas celui qui se veut le plus proche !

Si les études de Christophe avaient tourné court, c’était aussi pour les fuir.

Il n’avait guère de facilités. Sauf en sport, et spécialement en course à pied. Encore n’était-il pas un « sprinteur » que l’on attend le cœur battant et qui s’écroule dans les bras de la foule. C’était un coureur de fond, endurant, silencieux et entêté, qui continuait à tourner lorsque les autres avait déserté le stade et que l’enseignant, qui commençait à frissonner, regardait sa montre par-dessus le chronomètre.

Ce fut une conseillère d’orientation antimilitariste mais consciencieuse qui, la première, suggéra cette voie. Elle lui sentait des prédispositions. Elle disait que là-bas, plus encore que dans la police, on saurait apprécier ses qualités.

Puis, au cours d’une journée-citoyen, un sergent fatigué du bruit, des rires, des sonneries de portable et des questions absurdes, le repéra, l’approcha et l’entreprit.

Il fut séduit, se laissa tenter et y resta. Sa sœur, qui ne le trouvait pas si laid dans son treillis, le rêvait dans la Légion. Il choisit le Génie. Il apprit à construire des routes en Afrique occidentale, à déminer au fin fond des Balkans et à jouer au tarot dans le mess préfabriqué d’un régiment de Moselle.

*

**

Cette année-là, il passa donc le réveillon de Noël dans le métro parisien, accroupi près d’une clocharde à la tête dure que la perspective des folles agapes de la Croix-Rouge et de l’Armée du Salut réunies n’avait pu convaincre de remonter à la surface. Une clocharde borgne, que ces dames en blouse blanche du Foyer social avaient un jour vexée en voulant mettre leur nez dans ses sacs, de gros sacs en plastique pleins à craquer, qu’elle rangeait avec un ordre méticuleux connu d’elle seule. C’est que depuis les « attentats », comme ils disaient, il faisait mauvais temps pour les sacs. Pour tous les sacs. Même pour les siens, c’était pour dire. On s’en méfiait comme de la peste. Pas de risque qu’un voyageur les bousculât. Ils faisaient tous un grand cercle, un détour sur le quai. S’ils avaient su une prière, ils l’auraient dite.

Elle riait de toutes ses gencives chauves. Ces petits gars en uniforme l’émoustillaient, comme à vingt ans.

Son œil en moins ? Là, elle prenait des mines coquettes. Un amant jaloux, tiens !

Les soldats hochaient la tête. Ces faces hideuses vous feraient gober n’importe quoi. Elles jurent sur la tête des enfants qu’elles n’ont jamais eus qu’elles étaient autrefois danseuses nues ou princesses russes. A moins que ce ne soit danseuses russes ou princesses nues.

À minuit, le lieutenant servit du champagne dans des tasses en plastique, puis monta quatre à quatre téléphoner à l’air libre.

Lorsqu’au retour il tendit son portable à la ronde, Christophe secoua la tête, gêné de n’avoir personne à appeler.

Le lendemain, il quittait les souterrains pour rejoindre Notre-Dame.

Dans les milieux informés, le bruit courait que, parmi les « sites à risques », les cathédrales arrivaient en tête. Il se disait que quarante ans d’œcuménisme, de repentance et de discours d’apaisement n’y avaient rien fait. C’était à désespérer « des fous de Dieu », comme on dit à la télévision. Ils s’entêtaient à menacer de mille morts outrageantes ceux qu’ils nomment les « croisés ». En d’autres circonstances, le mot aurait été désopilant.

Sur le parvis, il fallut presque se frayer de force un passage dans la foule. Beaucoup d’étrangers, qui semblaient s'appliquer à cocher tous les clichés : des Américains qui s’extasiaient, des Japonais qui photographiaient, des Italiens qui roucoulaient, des filles tsiganes enfin, qui traînaient les pieds dans de vieilles savates, remorquant d’une main un marmot braillard et de l’autre implorant la charité, égrenant d’une voix morne le long chapelet des misères de leur courte vie.

Tout ce monde scrutait avidement, d’un long regard panoramique, les uns la façade admirable, les autres les portefeuilles maladroitement dissimulés.

Christophe levait la tête, lui aussi. Ces deux tours que l’on ne voyait pas aux églises de son Gers natal le troublaient. Il n’était pas expert, mais leur trouvait je ne sais quoi d’inachevé. Lui aurait posé par-dessus un clocher, un campanile, enfin quelque chose pour fignoler l’affaire.

Il n’empêche. C’était beau quand même.

*

**

Une femme le fixait en fronçant les sourcils, comme on regarde une armée d’occupation. Loin de la rassurer, ces déploiements militaires dérangeaient sa tranquillité. Il y avait donc un danger, un vrai ? Que le guide continuât de s’étendre complaisamment sur le tympan du Jugement dernier en roulant de gros yeux tragiques (là, les pauvres hères, à droite, ce sont les damnés), et la journée serait définitivement gâchée.

Christophe entra dans l’église et dix autres à sa suite, comme lui commis d’office à la surveillance intérieure. Sur la porte, une affichette avec un index impérieux intimait le silence. Ceci était un lieu de culte. On s’en serait douté, mais cela allait mieux en le disant. D’ailleurs, l’avertissement ne servait à rien. Non que les touristes prissent leurs aises, mais ils étaient si nombreux à chuchoter et à piétiner que montait un grondement sourd contre lequel nul ne pouvait rien.

Ils avançaient docilement dans les contre-allées, aussi vite que le leur permettait la foule, en jetant parfois un œil sur les chapelles latérales. Rien ne servait de s’attarder. Paris était vaste, et le temps compté pour les visites.

Les plus consciencieux ou les moins chiches — car il fallait payer — tournaient à droite, vers le trésor de Notre-Dame. Ils passaient devant les vitrines comme devant un trésor inca, avec une admiration polie et indifférente. N’importe, ils auraient vu, et cette idée suffisait à les satisfaire. Lassée des burettes et des patènes, une Anglaise traînait les pieds. Un gantelet à côté d’un ostensoir l’arrêta un instant, avant de la faire fuir. Ce n’était que celui d’un évêque que l’on avait tué sur une barricade.

Christophe s’ennuyait ferme. Les paquets suspects n’étaient pas légion. Juste une boîte de pâtissier oubliée sous un prie-Dieu, qui les occupa un instant et que l’on rendit par le bout de la faveur en bolduc à une vieille femme reconnaissante.

Dans cette foule grouillante, rien ne ressemblait plus à un terroriste qu’un honnête citoyen.

Il s’approcha du chœur. Autour de la nef centrale, on avait tendu un cordon bleu pour protéger les fidèles désireux de suivre l’office. Certains promeneurs leur emboîtaient le pas et enjambaient lestement le fil à leur suite. Non que l’endroit présentât un quelconque intérêt artistique ou que la célébration les passionnât le moins du monde. Par instinct. Par principe. Parce que toute forme de ségrégation, si minime fût-elle, les indisposait.

Christophe s’arrêta en haut de l’allée, loin de l’autel.

La mère de Christophe avait tenu à faire baptiser ses enfants. Comme elle avait fait percer les oreilles de la petite. Il est des rites familiaux immuables auxquels on ne déroge pas.

Christophe n’était guère allé plus avant, mais savait distinguer un baptême d’une communion, une communion d’un enterrement.

La curieuse cérémonie qui venait de commencer tout au fond du chœur n’était rien de cela.

Comme sortis d’un vieux Thierry la Fronde, une dizaine d’hommes en cape et culotte noire avaient envahi les contre-allées. Le pas roide et le dos droit, ils gagnaient avec assurance des emplacements connus d’eux seuls.

Les touristes ravis, croyant à quelque son et lumière impromptu, tentaient des questions dans un français maladroit. Et eux, hommes du monde, répondaient avec bonne grâce.

Les chevaliers du Saint-Sépulcre, voilà qui ils étaient. Gardiens des saintes reliques, celles que Saint Louis avait rapportées d’Orient.

Et là, tout au fond, c’était la Couronne d’épines que l’on exposait à la ferveur populaire, comme tous les premiers vendredis de chaque mois.

Bientôt, le prêtre s’approcherait de l’allée centrale et les fidèles pourraient, en rang, venir embrasser les reliques.

Déjà, deux files silencieuses commençaient à se former. Surtout des femmes. Des Portugaises des Philippines, quelques Italiennes, peu de Françaises.

Galant homme, un chevalier poivre et sel s’effaça pour laisser passer les dos voûtés et les jambes boiteuses qui s’engouffraient dans la queue sans demander leur reste. Il répondait par un sourire à leurs remerciements. Distraitement. Car il avait l’esprit ailleurs. Dans son bureau qu’il avait dû quitter trop vite. Sûr que les filles — ses assistantes — en profitaient pour se vernir les ongles et téléphoner à leurs enfants ! A la banque, chez son courtier, un âne qui avait passé des ordres à contretemps. Chez lui enfin, dans sa salle à manger, où le couvert était mis et où ne manquait que le plan de table. Grand Dieu, le plan de table ! Ces choses-là ne s’improvisent pas. A sa droite, il prendrait la plus vieille. Mais laquelle était la plus âgée ? Il penchait pour Danièle, à cause des cheveux gris. Sauf que les autres se faisaient peut-être teindre. Il demanderait à sa femme. Les femmes savent d’instinct.

Sa femme, justement, était dans le chœur, sagement assise genoux serrés parmi les autres, la tête couverte d’une mantille noire dans le goût espagnol comme on n’en voit plus que dans les audiences papales. Elle restait impassible, malgré les regards appuyés des touristes qui, s’ils avaient pu franchir les marches du chœur, seraient venus sans pudeur la considérer sous le nez, comme l’on vient détailler un mannequin de cire au musée Grévin.

Lui s’en voulut soudain de ses pensées vagabondes, comme d’une trahison. Comme si ces passants avaient pu les lire sur son front et s’en trouver déçus. Il aurait voulu s’arracher du monde, mais mille fils ténus aux apparences de vertu l’y ramenaient sournoisement. C’était à présent ce voyage en Israël qui le chatouillait. L’échéance approchait et l’on ne badine pas avec un serment : un pèlerinage tous les dix ans, les chevaliers le promettaient en s’engageant.

Mais, entre nous, cela ne pouvait pas tomber plus mal. Le moyen de prendre des vacances quand justement le marché du conseil, qui n’avait cessé de fléchir depuis un an — quand les caisses sont vides, on se passe de conseils —, venait tout juste de reprendre ?

Quant à tenter de convaincre le président du directoire, autant hurler dans l’oreille d’un sourd. En fait d’engagement, ce dernier n’en connaissait qu’un, bien fâcheux, que, pour lui, il s’appliquait toujours à reculer autant que possible : le versement d’arrhes.

Pour le reste… Ce qui ne l’empêchait nullement, il l’affirmait, d’être sensible à la noblesse des activités extraprofessionnelles de son collaborateur.

*

**

Christophe regardait le chevalier, partagé entre une fascination de petit garçon et la condescendance innée du militaire pour tout ce qui porte uniforme de fantaisie.

Puis il vit les deux files commencer à s’ébranler lentement : le prêtre s’était avancé, les mains chargées du doux fardeau dans son écrin de verre. Debout au milieu du transept, il le présentait maintenant à la foule.

Les femmes faisaient lourdement la génuflexion puis, se relevant, baisaient avec ferveur la relique. Entre deux, un linge à la main, le diacre frottait doucement sur le verre l’empreinte humide des lèvres. Christophe observait les teints bistres, les yeux humides, les genoux noueux que l’on aimerait plier mais qui ne veulent point, toute une cour des miracles venue confier on ne savait quelle scrofule rampante.

Car il pensait confusément qu’on venait là comme on vient jeter une pièce dans une fontaine. Pour faire un vœu.

La vie est drôlement faite. Que serait-il advenu si, au lieu de se laisser distraire, il avait inspecté les dessous de chaise et les confessionnaux désaffectés, comme on le lui avait recommandé ?

Il n’aurait pas vu la main luisante, brutale, s’avancer soudain, ni les têtes sous les mantilles noires, dressées et hurlantes comme le chœur dans une tragédie d’Eschyle, ni le vieux recteur à terre, le visage en sang, que l’on avait violemment poussé et dont la tempe avait heurté la marche.

Des femmes dans l’allée s’étaient mises à crier, et d’autres, qui n’avaient rien vu, se bousculaient sans comprendre. L’homme, coinçant la relique sous son bras comme un vulgaire sac à main, fonçait, poussait, bondissait, détalait à toutes jambes, fendant une foule choquée, suffoquée, qui, le temps qu’elle pesât s’il était bien prudent de s’interposer, l’avait déjà laissé fuir.

L’homme frôla dans sa course un chevalier ventru et massif qui se jeta lourdement en avant et poussa un rugissement de triomphe : il le tenait ! Là, par le gras du bras. Mais l’homme s’était huilé le corps, et lui glissa entre les doigts comme un objet savonneux. Les autres, cape au vent, s’étaient élancés pour fermer les issues… Il avait déjà passé la porte.

Christophe eut le temps de se dire une ou deux choses ridiculement absurdes — qu’on ne lui avait pas donné l’ordre de sortir du périmètre, que la police parisienne se montrait hostile lorsque l’armée empiétait sur ses plates-bandes - avant de s’élancer. Depuis que la main avait surgi dans le chœur, il ne l’avait jamais perdue de vue, ni son précieux paquet. Jamais. Il courut, courut, courut, entre les marchands de cartes postales et ceux de souvenirs africains, dans les ruelles et derrière les troquets.

Pas une de ces courses en boucle insensées, qui brouillent la vue et lassent jusqu’aux maigres supporters sur les gradins, dont on ne voit plus qu’une main molle s’agiter par amitié à chaque passage. Une vraie course, puissante, utile, qui levait un vent d’espérance sur la foule du parvis. Comme un souffle suspendu aux talons du soldat.

Soufflant, crachant, enrageant aussi de ses godillots trop durs de sapeur en campagne, il courait comme aucun championnat de sous-préfecture, aucun trophée régimentaire n’avait pu le faire courir.

Devant lui, emporté par des semelles souples et silencieuses de compétition - le luxe des gens de son espèce -, l’autre semblait voler. Christophe vit cependant à la face congestionnée, au regard traqué qu’il jetait de temps à autre par-dessus son épaule, que les sirènes hurlantes l’énervaient et l’affolaient. Il avait tort. Un quadrillage échevelé se déployait sans ordre ni méthode, dans les odeurs de merguez et de friture turque des rues adjacentes. On s’attendait à un colis piégé, à la rigueur à une bombe humaine, pas à un simple voleur à la tire.

Les artificiers n’étaient pas les seuls à s’en trouver bras ballants. Il y avait aussi le préfet qui était accouru en voisin, sans compter le ministre de l’Intérieur qu’il avait bien fallu prévenir et qui éructait de rage : « Comment cela, les chevaliers du Saint-Sépulcre ? » Et pour escorter les convoyeurs de fonds, qui envoyait-on ? Les Templiers ? Pouvait-on lui dire combien de polices d’opérette patrouillaient ainsi dans la capitale ?

Il était de mauvaise foi, et le savait. Personne n’aurait pu imaginer. Surtout pas lui. On ne s’inquiète vraiment que de ce à quoi l’on tient, et l’on ne tient qu’à ce que l’on comprend. Des reliques, pour lui, un enfant de la laïque, fils de député radical… Autant confier la pierre de Rosette à un fraiseur-tourneur.

Tout était pourtant si simple. L’attentat du pauvre. Sans moyen ni explosif. Dont on recrute le kamikaze bien entraîné dans la pègre des bas quartiers, et qui ne vaut que par le symbole. Un symbole plus assourdissant qu’une déflagration, comme une revanche vieille de neuf siècles.

Et les autres, ces tartuffes d’hémicycles, leurs amis européens, qui les regarderaient de travers, leurs reprocheraient leur légèreté, avant d’aller blinder en douce les châsses de leurs églises.

On lui expliqua avec embarras que l’espoir ne tenait qu’à un troupier de vingt ans lancé derrière le fugitif et, loin derrière, à une poignée de chevaliers quinquagénaires gênés par leurs souliers de cérémonie. Autant dire à rien.

Les passants, étudiants ou promeneurs, que l’homme puis Christophe bousculaient sur leur passage, s’écartaient sans réaction. Les commerçants rentraient dans leur boutique.

On ne gagne rien à se mêler des affaires des autres.

Il y avait aussi cette inclination naturelle pour Jean Valjean et Jacquou le Croquant aux prises avec la maréchaussée, pourvu bien sûr que l’on n’en fusse pas la victime.

Déjà, l’homme avait tenté de s’engouffrer dans une voiture postée au coin d’une ruelle. Mais Christophe le talonnait, et il avait manqué de temps. La voiture s’était enfuie.

Christophe ne maîtrisait plus si bien son souffle. Ses yeux piquaient, pleuraient, fouettés par l’air froid. Son cœur bondissant lui semblait devenu énorme, comme s’il occupait toute sa poitrine, jusqu’à remonter dans la trachée. Il n’avait d’autre choix que de continuer. S’il s’arrêtait, il était certain de s’écrouler raide mort.

Soudain, devant lui, il vit l’homme trébucher, et une clocharde borgne le pousser, qui n’aimait point que l’on se prît les pieds dans sa carpette, celle qu’elle venait d’étendre avec des soins de nourrice sur la grille d’aération du métro.

Christophe reconnut la princesse russe à ses sacs crasseux alignés contre le mur, et la bénit jusqu’à la cinquième génération d’ivrognes patentés.

Il s’élança comme on se jette à l’eau et agrippa l’homme maladroitement, les doigts gourds de froid et de fatigue.

C’était pourtant vrai que le bougre, huilé comme un fond de tarte, vous glissait entre les mains. A l’aveugle, il s’accrocha au blouson dont l’autre commençait à se défaire. Déjà il ne tenait plus qu’un bras, puis une manche vide. Il empoigna la chemise qui cédait tandis que l’homme se débattait.

Puis il sentit un souffle dans son cou, un souffle court, bruyant, un souffle d’homme mûr qui ne court jamais sinon pour héler un taxi de temps à autre. Et il vit deux grands bras sortis d’une cape noire saisir rudement l’homme par-derrière et le tenir garrotté.

Le chevalier avait une force colossale. Une force surhumaine qui, lorsqu’il se battait autrefois avec ses frères, faisait hurler sa mère du fond du couloir - « Un jour, il va m’en tuer un ! » -, une force qui, depuis qu’il avait quitté les cours de récréation, ne lui servait plus à rien du tout, sinon à ouvrir les pots de confiture.

Si encore il avait été haltérophile, chauffeur-livreur, magasinier !

Dans le cabinet de conseils, il n’y avait guère que la femme de ménage qui pût s’en douter, à l’entendre certains soirs de négociation difficile claquer à la volée les portes des bureaux désertés.

L’homme avait cessé de s’agiter. Ce n’était pas tant le militaire qui lui faisait peur que l’autre, le travesti, que l’on aurait vu promener son chien avec des mines bourgeoises, mais qui, il l’aurait juré, l’aurait étranglé entre le pouce et l’index sans même s’en apercevoir.

Il est vrai que le chevalier le tenait court, pris d’une terreur ancestrale du sacrilège. Et si le gredin jetait son butin, là, dans le caniveau, comme on se débarrasse d’une preuve ?

Christophe le fouilla. La couronne était là, contre sa peau, maintenue par deux sangles grossières qui lui enserraient la taille. Il la saisit avec précaution. Il sentait sur lui le regard inquiet, presque embarrassé, du chevalier. Lui aussi se trouvait bizarrement gêné, comme s’il avait posé deux mains sales sur une robe de mariée. Leurs yeux se croisèrent, l’un qui garrottait, l’autre qui tenait doucement l’objet entre ses doigts rougis.

Lorsque la police arriva, l’homme se contenta de cracher sur le trottoir avant d’entrer docilement dans la voiture. Un professionnel de la rapine qui connaissait la chanson, même si son répertoire était habituellement moins insolite : des portefeuilles, des portables et, à l’occasion, un peu d’électroménager.

On rentra en procession, presque sans le vouloir, par les petites ruelles que l’on avait dévalées en sens inverse. Les deux soldats, le vrai et le faux, ouvraient la marche comme deux communiants un jour de Fête-Dieu, troublés, maladroits, pressés de remettre leur dépôt.

En queue de cortège, la clocharde et son œil de cyclope, traînant derrière elle ses cabas comme une mère sa couvée, un peu blessée d’être si peu remerciée. Car tout de même, sans elle…

A l’hospice où elle finirait bien par échouer, qui la croirait ? Pensez. Une danseuse russe qui sauve la Couronne d’épines.

Oubliés le président du directoire, l’agent de change, les secrétaires et la teinture de Danièle. Le chevalier rayonnait. Sur le parvis de l’église, ses pairs l’attendaient. La mantille en bataille, plus émue qu’au jour de leurs noces, il y avait aussi sa femme, cachée derrière les autres, confondue des prodiges de cette poigne herculéenne qu’elle avait toujours trouvée vaguement inquiétante, et même de mauvais goût. Quelques journalistes prenaient des clichés de cette improbable confrérie aux statuts pittoresques.

Quand Christophe tendit ses mains chargées au recteur tuméfié, celui-ci le considéra en silence. Tout recteur qu’il fût, il ne connaissait guère, comme tout le monde, qu’une seule conversion publique à Notre-Dame : celle de Paul Claudel derrière son pilier. Une jolie conversion, poétique, profonde. Mais déjà polluée, à peine éclose, par le souci inavouable des effets littéraires que l’on pourrait en tirer.

La conversion de ce soldat-là, quand elle viendrait, serait une conversion d’enfant. Droite, pure, presque involontaire. On ne charrie pas du matin au soir le magma puant des confessions dans la cathédrale la plus célèbre du monde sans reconnaître ces choses-là.

Le recteur tenait contre lui la Couronne d’épines, et une foule compacte, curieuse ou émue, se serrait autour de lui.

Le soldat était déjà parti. Silencieusement. Sans qu’on le vît. Il avait rejoint les autres, ceux qui continuaient d’arpenter parvis et contre-allées. Le recteur n’apercevait plus au loin que les treillis, et les nuques rases toutes semblables. Était-ce, au juste, celui de droite ou le grand, là, un peu voûté ?

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Gabrielle Cluzel
Directrice de la rédaction de BV, éditorialiste

Vos commentaires

14 commentaires

  1. Magnifique conte, belle imagination, style flamboyant, érudition certaine, humour, poésie, bravo.
    Je me permets pourtant de signaler une petite erreur de syntaxe : »pourvu bien sûr que l’on n’en fusse pas la victime ».
    Mes compliments.

  2. Merci Gabrielle.
    Mais , ensuite, quid du barbare lors de son « éventuel » passage en justice?!
    Quand on sait (expérience réelle), que certains Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte, « armés » aujourd’hui comme au temps de St Louis, vous répondraient qu’il serait juste de le traiter «par l’amour»… La civilisation judéo-chrétienne est bien mal défendue !!!

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