Roberta Flack : une grande voix noire vient de s’éteindre
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La défunte, partie rejoindre le grand orchestre divin, à l’âge canonique de 88 ans était peu connue, en nos contrées, alors que de l’autre côté de l’Atlantique, elle était une véritable institution de la musique noire-américaine. Née en 1937, elle a connu la ségrégation raciale régnant à l’époque au « pays de la liberté » ; mais n’en fit jamais commerce : « J’ai vécu le mouvement des droits civiques. J’ai appris, longtemps après avoir quitté Black Mountain, ma ville natale, qu’être noire était une chose positive, la chose la plus positive que nous puissions être. […] J’ai fait beaucoup de chansons qui étaient considérées comme des chansons de protestation, beaucoup de musique folk, mais j’ai protesté en tant que chanteuse avec beaucoup d’amour. »
Amateurs de pleurniche, passez donc votre chemin. D’ailleurs, à rebours des clichés en vogue, Roberta Flack n’est pas née dans les champs de coton. Son père est musicien de jazz tandis que sa mère tient l’orgue au temple du coin. Dès le lycée, sa voix, onctueuse et douce, fait sensation. Ayant appris quelques rudiments de piano dès son plus jeune âge, elle intègre tôt la Howard University de Washington. On l’a dit très vite promise à une carrière de cantatrice. Pourtant, elle préfère, une fois son diplôme de musicologie en poche, se dévouer à l’enseignement dans un lycée de Caroline du Nord, l’État où elle est née. Là, elle apprend les mathématiques, la littérature et la musique dans un lycée fréquenté par des enfants aussi pauvres que noirs. Elle leur fait découvrir la musique des Blancs, Bach au premier chef. Lors d’un entretien accordé au New York Times en 1970, elle explique : « Certains gamins venaient à mes répétitions après avoir ramassé du tabac toute la journée, alors qu’ils n’avaient même pas pu assister aux cours. » On n’en saura pas plus, la diva ayant toujours soigneusement protégé sa vie privée, au contraire de tant d’autres artistes n’aimant rien que de l’exhiber de la plus tapageuse des façons.
Sa carrière démarre en 1967, lorsqu’elle est repérée par Ahmet Ertegün, d’origine turque, et qui règne en maître sur le mythique label Atlantic, celui qui sortira les artistes noirs de leur ghetto et souvent de leur misère. Son talent est tel qu’elle devient vite tenue pour une artiste à part entière, et non pas seulement comme une énième chanteuse noire. Et cela sans jamais hausser la voix, si ce n’est en studio et en concert. La preuve en est qu’elle s’approprie You’ve Got a Friend, chanson mythique créée par la tout aussi mythique Carole King, compositrice de génie.
En 1971, Clint Eastwood, grand fan de jazz devant l’Éternel, lui donne un sérieux coup de pouce en choisissant l’une de ses chansons, The First Time Ever I Saw Your Face, pour illustrer sa première mise en scène, le remarquable Un frisson dans la nuit.
Deux ans plus tard sort son tube le plus connu au monde : Killing Me Softly with His Song, composé par Norman Fox et Charles Gimbel, qui squatte la première place des meilleures ventes, cinq semaines d’affilée, et lui vaut de multiples récompenses. Si Roberta Flack ne connaîtra jamais plus pareil triomphe, elle continue de sortir des albums, toujours salués par la critique et généralement plébiscités par le public.
En 1996, alors qu’elle commence à être un peu oubliée, Roberta Flack revient sur le devant de la scène lorsqu’un groupe de rap, Fugees, reprend Killing Me Softly with His Song à sa sauce.
L’occasion de mesurer le fossé entre les artistes noirs-américains d’antan et leurs successeurs. Les premiers tutoyaient les anges, pondaient des chefs-d’œuvre instantanés à d’infernales cadences. Avec le rap, leurs « héritiers » n’ont fait que photocopier, picorant de-ci, de-là des bribes de chansons qu’ils ne se donnaient même pas la peine de chanter, se contentant de scander quelques misérables refrains à la va-vite ajoutés et manifestement rédigés avec une pelle trempée dans un seau d’aisance.
En effet, où sont les Ray Charles, les Aretha Franklin, les James Brown, les Billie Holliday, les Louis Armstrong, les Tina Turner, les John Lee Hooker et tous les autres ? Le dernier à avoir maintenu haut le flambeau était Prince, malheureusement arraché à l’affection des mélomanes en 2016. Une question, évidemment, se pose : comment ce divin secret a-t-il pu s’égarer ? Ont-ils perdu le « mojo », c’est-à-dire le « grigri » ancestral, cette grande crainte des bluesmen de naguère ? C’est-à-croire. C’est surtout à pleurer, même si on ne voit pas très bien pourquoi la baisse généralisée du niveau artistique toucherait plus les artistes blancs que leurs homologues noirs.
En attendant, saluons cette grande dame qui, elle, jamais ne démérita.
Nicolas Gauthier vient de publier Le Pen comme vous ne l'avez jamais lu.
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6 commentaires
Elle a enchanté mon adolescence. Aujourd’hui, hors du Rap, point de salut ! Quelle tristesse !
Merci de me faire commencer la matinée sur la voix de Roberta Flack.
Killig me softly with his song..superbe morceau..mes 18ans ..malheureusement un peu massacre par le rap et ses han han! Comme beaucoup d’autres magnifiques chansons..Rip madame et merci
Paraît que ce qui se fait aux US nous atteint quelques décennies plus tard.
Donc, aucune nostalgie à avoir: si la Black Soul semble s’être éteinte outre-Atlantique, la relève est parfaitement assurée sous nos latitudes en la personne de l’incomparable Yseult.
Bon, si on peut plus rigoler…
Et Diana Krall, et Norah Jones, et Melody Gardot ? Et j’en oublie certainement. D’accord, ce sont des blueswomen et non des bluesmen, mais bon, c’est du jazz, et du bon jazz !
Bel article d’hommage. La fin de l’article me semble un peu ( trop ) pessimiste. Chez lez jazz-womens il y a encore et toujours de très grands talents, de grandes artistes…