[LE GÉNIE FRANÇAIS] Charles-Michel de L’Épée et la langue des signes

Personne n’est parfait. Les génies non plus. Le grand philosophe Aristote était persuadé que les hommes sourds étaient stupides, puisqu’ils ne pouvaient pas apprendre à parler, ni à lire ou écrire. Le langage est en effet indispensable pour développer l’intelligence. Et ce sont justement les sourds qui ont eux-mêmes créé leur langage !
Les premiers signes de l’intelligence des sourds
C’est à la Renaissance qu’on a dépassé le préjugé et affirmé qu’une personne sourde pouvait communiquer par signes. Les moines astreints à des temps de silence journaliers communiquent par signes. Un bénédictin espagnol du XVIe siècle, Pedro Ponce de Leon, a le premier l’idée d’établir un langage du silence pour les sourds et les malentendants. En réalité, depuis le début de l’humanité, on communique autrement que par la parole. Éloignés les uns des autres, les hommes ont toujours su la remplacer par des signes de la tête ou des mains, du moins pour quelques mots.
Le langage des abeilles
La civilisation avancée des Amérindiens est connue pour avoir utilisé le geste dans son langage. Mais celui-ci est limité. Comme celui des abeilles – étudié au siècle dernier par le linguiste Benveniste –, qui savent montrer à leurs congénères en quelques pas de danse où se trouvent les fleurs à butiner ; elles possèdent donc un code de signaux fixe, mais pas un langage à proprement parler.
En 1620, un autre Espagnol s’appuie sur les travaux de Ponce de Leon pour développer l’oralisme allié à la langue des signes : c’est l’apprentissage de la prononciation des mots, puis la construction des phrases, sachant que les termes abstraits ou grammaticaux, par exemple les conjonctions « et », « ou », « mais » posent de vraies difficultés.
Un homme va modifier le regard de la société sur les sourds-muets
et leur rendre liberté, intelligence et joie de vivre. Né en 1712 dans une famille aisée, Charles-Michel de L’Épée, après des études de droit, choisit le sacerdoce et voyage de ville en ville pour enseigner le catéchisme aux enfants pauvres. Il est curieux de tout et, chose rare à l’époque, il aime les langues étrangères : anglais, allemand, espagnol et italien.
Un beau jour, l’abbé rencontre des petites filles jumelles sourdes. Il est bouleversé en les regardant communiquer avec leurs mains. Il en déduit que les sourds ont une langue naturelle. Il suffirait, pour la développer, de regrouper tous les malentendants.
Deux petites jumelles qui vont tout changer
Or, l’éducateur de ces petites jumelles vient de mourir. L’abbé de L’Épée propose de se charger d’elles. Il élabore une nouvelle langue inspirée des gestes des jumelles. En 1760, il ouvre la première école gratuite pour les sourds, à Paris. Il aura d’abord trente élèves, puis jusqu’à soixante-douze, dont certains deviendront enseignants à leur tour. L’abbé travaille encore et observe en profondeur le comportement de ses élèves qui viennent de toute la France en apportant leurs signes respectifs dans leurs bagages. C.-M. de L’Épée met ainsi au point la première méthode gestuelle d’apprentissage du français et élabore un dictionnaire des signes. Sans oublier les prépositions, conjonctions et autres éléments de grammaire. Sa méthode est critiquée et controversée par un concurrent, Jacob Rodriguès Pereira. S’inspirant de l’Espagnol Pablo Bonet, ce dernier préconise une méthode de conversation avec les doigts et par la lecture sur les lèvres. L’abbé ne se démonte pas. Il sera même repris, un siècle plus tard, par Maria Montessori, fondatrice de la pédagogie éponyme bien connue, qui utilisera comme lui des supports visuels, dont un alphabet mobile.
Mais il faut aussi éduquer les entendants
Charles-Michel distribue des prospectus dans la rue et incite scientifiques, écrivains et autres néophytes à assister à des leçons publiques au cours desquelles ils peuvent poser des questions à ses élèves. Tout le monde est subjugué. On en retrouve une séquence dans le film Ridicule (1999), de Patrice Leconte, qui a obtenu plusieurs récompenses, dont des César. Le succès de ces cours arrive aux oreilles du roi qui demande à y assister. Enthousiasmé, Louis XVI offre une pension de 6.000 livres prise sur sa cassette personnelle. Puis il assure la pérennité matérielle de l'établissement en le prenant à sa charge. L'institution est placée sous protection royale. Elle est toujours opérationnelle sous le nom d’Institut Saint-Jacques (INJS), à Paris, dans le Ve arrondissement.
La langue des sourds-muets se propage dans le monde
L’abbé meurt pauvre et malade en 1789 après avoir tout donné. Il a eu le temps de créer vingt et une écoles. Et de laisser derrière lui une génération de défenseurs de la cause, qui se bat toujours contre les préjugés. Sa méthode traverse les frontières et se propage en Europe, puis aux États-Unis. En 1814, un ministre du Connecticut souhaite apprendre à son voisin malentendant à communiquer. Il se rend en France pour recevoir la formation du successeur de l’abbé de L’Épée, l’abbé Sicard. Trois ans plus tard, le ministre ouvre une école, l’American School for the Deaf, dans sa ville natale. Les étudiants y viennent de toute l’Amérique, apportant leurs propres signes. Une nouvelle école est fondée, combinant les signes des deux langues, française et américaine.
La LSF, langue interdite par idéologie
De la fin du XIXe siècle à la fin du XXe, la langue des signes française (LSF) est remise en cause, parfois bannie. En 1880, au Congrès international pour l’éducation des sourds à Milan, les partisans de la méthode oraliste, qui prônent l’apprentissage de la parole et de la lecture labiale au détriment des signes, prennent l’avantage et parviennent à faire interdire la langue des signes en Europe. Résultats dévastateurs, échecs scolaires, isolement, dépressions… Un combat est engagé, et par les militants sourds eux-mêmes. En 1991, la LSF est de nouveau reconnue et autorisée à l’école.
L’abbé de L’Épée, superstar de la communauté sourde
Hommage à C.-M. de L’Épée. La loi Handicap du 11 février 2005 vient de fêter ses vingt ans en reconnaissant la LSF comme une « langue à part entière ». Actuellement, 10.000 enfants sourds ou malentendants sont scolarisés, en France. D’ici 2050, 900 millions d’êtres humains souffriront de déficience auditive. Quand on parle des sourds et des muets, on pense inévitablement, aussi, aux aveugles. Un autre génie français a pensé à eux. Il s’appelle Louis Braille et méritera également toute notre attention…

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Un commentaire
Quand on pense à tous les maux dont on a accusé Louis XVI, on comprend mieux dès lors pourquoi il est préférable de se faire soi-même une opinion que de croire à des poncifs rabâchés pour discriminer un ennemi. Pourrait on croire aujourd’hui que le chef de l’état prit sur ses deniers pour aider financièrement un chercheur? Nous sommes presque sûr que du « non ».