Bernard Pivot (1935-2024) : le dernier érudit du petit écran tourne la page
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Il est mort le lendemain de son 89e anniversaire, discrètement, dans un monde qui était devenu profondément étranger à l’ouverture d’esprit et à la culture générale dont il était le si médiatique représentant. Bernard Pivot n’aurait peut-être pas apprécié que l’on utilisât à son endroit le mot « bienveillance », si misérablement galvaudé aujourd’hui, et pourtant c’était bien ce qu’il était : un homme bienveillant.
Passion pour les mots
Pivot aimait raconter que, pendant la guerre, il n’avait pas de livres à portée de la main et se nourrissait essentiellement du dictionnaire. Cette passion pour les mots, même sortis d’un ouvrage apparemment rébarbatif, ne le quitta jamais. Çà et là, au fil de sa carrière impressionnante, il y eut des pisse-froid pour le détester, lui et sa vision populaire de la littérature, lui et ses questionnaires qui permettaient aux invités de jouer les histrions. Cela ne l’atteignait pas vraiment. Ce qu’il aimait, c’était faire partager sa passion de la langue française et des livres, que ce soit avec ses fameuses dictées ou avec ses émissions devenues cultes. Les génériques (la solennité lyrique de Rachmaninov pour Apostrophes", la bossa-nova chaleureuse de Sonny Rollins pour Bouillon de culture) le furent aussi. On savait, en entendant les premières mesures, que l’on allait passer un bon moment.
Les plateaux étaient pléthoriques, d’une liberté que l’on ne retrouvait plus, ces dernières années, que chez Frédéric Taddeï, du temps où le service public tolérait encore la liberté d’opinion. C’était le temps où on s’engueulait à la télé, comme dans les émissions de Polac. On fumait, on parlait fort, on arrivait même parfois complètement torché (séquence mythique avec Bukowski, dont les vapeurs de vinasse semblaient percer l’écran). On se draguait un peu aussi, par questionnaire interposé (Fanny Ardant cherchant à se faire remarquer auprès de Mastroianni). On s’écharpait entre ennemis irréconciliables (Volkoff traité de raciste par Pierre Joffroy en 1982, déjà, avec un goût très sûr du cliché de gauche) ou on se toisait pour la première fois sans animosité (Brassens l’antimilitariste face au général Bigeard).
Liberté de ton
On s’y aimait malgré les différences (émouvante émission sur les familles qui écrivent, avec Jean-Edern Hallier et son père militaire ou Michel de Saint-Pierre et sa fille romancière). On ne se tenait grief de rien, au fond : Pivot lui-même, après avoir démissionné du Figaro en raison de désaccords profonds avec Jean d’Ormesson, invita sans rancune le malicieux académicien sur son plateau. Précisons, pour la blague, que la piscine du présentateur portait le nom de Jean d’O, puisqu’il l’avait fait construire avec ses indemnités de licenciement. Et puis, au pire, il y avait toujours, en guise de soupape, cette question si drôle sur le juron préféré des invités. « Espèce de p’tite fiente », répondit par exemple l’excellent Fabrice Luchini.
Bien davantage qu’un professeur pour la jeunesse, bien davantage qu’un passeur de grands romans, ce que son côté « français moyen qui a lu », parfois volontairement surjoué, rendait très naturel, Bernard Pivot, au fond, n’était-il pas, au travers de ses émissions littéraires, l’un de ces maîtres de maison à l’ancienne qui organisaient des dîners entre forts caractères parce qu’ils étaient de taille à héberger les colères homériques et les réconciliations spectaculaires ?
Bref, le voilà qui part tranquillement, dans une solitude terriblement injuste, mais non pas dans l’oubli. Il aurait dû rester à la télé jusqu’à la fin, comme Michel Drucker, parce que ses émissions étaient d’utilité publique et parce qu’il n’y avait personne pour le remplacer. Tranquillisons-nous : il nous reste Hanouna.
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42 commentaires
C’est plutôt à la Culture que le monde s’est fermé. Pour la culture générale au contraire on voit sur F2 le jeu des douze coups qui fonctionne bien même si le public n’y apprend pas grand chose, que les questions sont approximativement ou mal posées et de peu d’intérêt. Comme nous sommes loin des promesses de l’acculturation que les promoteurs de la « petite lucarne » nous avaient fait espérer ! Pivot reste une « butte témoin » irremplacée .
Il n´avait probablement pas le désir de partir mais de voir ce que l´on peux voir et entendre ne nous donne pas l’envie de lutter pour rester. J´ai passe 3 générations et 10 présidents, je peux vous dire que ce qui reste n´est pas tres beau, tout est au bon vouloir d´un gros pouvoir financier global sans âme.
Faudrait arrêter de trop en faire parce que le mort est mort. Pivot n’était pas un érudit mais un journaliste hédoniste, boulimique de lectures, de rencontres, de découvertes. Un érudit, c’est Charles Samaran, c’est Georges Duby, c’est François Avril, c’est Daniel Poirion, c’est Georges Dumézil, c’est Alain de Benoist, inconnus de 95% des Français, ce qui n’est pas bien grave au demeurant : leur oeuvre reste et restera. De la même façon que Jean d’Ormesson n’était pas un grand écrivain, même si Gallimard a eu le mauvais goût commercial (pléonasme) de l’achever en le pléïadisant. Pivot et Ormesson représentaient l’air du temps, il ne restera rien de leur oeuvre, simplement nous garderons le souvenir de bons moments passés à les écouter, car ils étaient des magiciens du verbe, de la geste orale. Mais une fois que nous seront morts à notre tour…
J’ ai fait sa connaissance…médiatique !!…. à l ‘époque ,on ne parlait pas comme ça…. avec « Ouvrez les guillemets » , sa première émission…en 1973….la France de Pompidou….la France était joyeuse et ensoleillée …
Un amoureux des mots, du verbe et de la syntaxe, il nous manquera et il manquera d’avantage encore à ceux qui laisse maltraiter notre langue dont il feigne d’ignorer l’importance.
Pivot n’était pas un grand intellectuel il était un excellent Candide un excellent metteur en scène d’une foule d’écrivains choisis et son émission était un régal , il savait s’effacer laisser parler solliciter la réponse précise à ses questions toujours judicieuses . C’était l’art des salons d’autrefois poussé à ses limites. Bernard Pivot est irremplaçable et il l’a démontré à ce jour.
Très bel hommage de monsieur Florac à ce grand monsieur qui était capable d’interésser les incultes à une emission litteraire . Je me rappelle ses deux beaux génériques que vous citez ;le piano du concerto de rachmaninov et le saxo de sonny rollins. Un Français moyen qui ne revendiquait rien, mais démontrait tout son attachement à ses racines . Je l’ai entendu, à ce propos, dire dans une emission, qu’il aurait voulu être réincarné en cep de vigne de la Romané Conti . Il nous faisait découvrir des écrivains « terriens » comme on disaitt , très attachés à leurs terroir , tel Henri Vincenot le garde chasse bourguignon de la « billebaude » avec lequel il entretenait une véritable amitité . Ainsi que d’Ormesson mais avec lui c’était plutôt « je t’aime , moi non plus » ! Jamais Vincenot qui parlait volontier de ses racines gauloises et Bourguignonnes ,n’aurait pu être invité par un Ruquier, par exemple, lui c’était plutôt les écrivains de la jet set ,du genre de Christine Angot . Pivot a vulgarisé les émissions litteraires et aujourd’hui on promotionne la vulgarité . C’est le progrès parait -il ? Ou la décadence ?
C’est le progrès technique exacerbé qui engendre pour beaucoup la décadence, il suffit d’observer notre société depuis un demi-siècle. La robotisation n’est pas que matérielle, hélas, elle affecte aussi de plus en plus les esprits. Ceux qui ont connu le bonheur des années Pivot savent qu’il est révolu, inéluctablement. J’envie ceux qui espèrent un miracle!
En ce temps là nous nous cultivions en regardant la télé. Aujourd’hui nous nous aculturons en la regardant et nous devenons des zombis
On peut cependant regretter certaine complaisance avec des auteurs sentant le souffre tel Gabriel Matzneff. Ce soir là, Mr Pivot a laissé bien seule Denise Bonbardier face au prédateur.
Je trouve votre « on peut cependant » très complaisant lui aussi.
C’est de nouveau une partie de Ma France qui s’en va. Il ne restera bientôt plus grand chose du mone dans lequel j’ai vécu. Compte tenu de mon âge, je disparaitrai avant l’ultime reddition à un nouveau monde et à de nouveaux peuples
Et sans regret…ajouterai-je….
Certes, commentaires élogieux à un homme cultivé.
Mais personne pour rappeler les entretiens avec MM Matzneff et Cohn-Bendit ?
Nul n’est tout à fait, ni blanc, ni noir !
B. Pivot disparait alors que la lecture s’effondre et que le charabia s’étale . Triste époque .
C’est une partie de Ma France qui s’en va de nouveau. Bientôt il ne restera plus rien pour représenter la culture, l’art et les valeurs occidentales. Je disparaitrai moi-même compte tenu de mon âge certainement avant cette reddition. Seule et triste consolation
Si Frédéric Taddeï est encore là mais à la Radio sur Europe 1, et peut-être sur Cnews aussi, si je ne me trompe.
Une chose certaine, Bernard Pivot n’a jamais laissé paraître ses opinions politiques. Parlons aujourd’hui des émissions dites culturelles sur Radio France ou France TV, un gouffre nous sépare. Bernard Pivot savait faire aimer la langue française aux gens, aujourd’hui ils veulent tous nous faire aimer une langue hybride, l’écriture inclusive, avec tous les anglicismes qui vont avec. Surtout que son décès intervenait à la suite de l’annonce de la disparition de Des chiffres et des Lettres. Plus que jamais l’avenir du français se dresse en pointillés. Heureusement, la nouvelle saison de Drag Race arrive bientôt sur l’audiovisuel public.