Biélorussie : de la crise migratoire à la crise gazière ? Les coulisses de la bataille du gaz

Alexandre Loukachenko
Alexandre Loukachenko

L’arrivée soudaine, en Biélorussie, de milliers de ressortissants syriens et irakiens bénéficiant d’un visa touristique s’est transformée en une crise migratoire vers l’espace Schengen. Provoqué par Alexandre Loukachenko en réponse aux sanctions imposées à Minsk par l’Union européenne, le chantage machiavélique du dernier dictateur européen pourrait ne pas s’arrêter là. À l’approche de l’hiver, Loukachenko a menacé d’utiliser l’arme du gaz provenant de Sibérie occidentale et dont une partie transite par la plaine biélorusse via l’historique gazoduc Yamal pour faire plier l’Union : flux de migrants contre flux de gaz. Cette situation n’est pas sans rappeler la crise ukrainienne de 2014 qui avait fait craindre aux Européens une rupture d’approvisionnement via le Brotherhood, autre gazoduc historique traversant l’Ukraine. Les menaces de Loukachenko sont-elles pour autant crédibles ?

Dépendance gazière européenne

Une autre crise majeure, en apparence déconnectée, est venue bousculer notre quotidien au cours des derniers mois. Depuis la fin de l’été, le prix des énergies fossiles en général, du gaz en particulier, a atteint des sommets jamais égalés, provoquant un effet domino sur ceux de l’électricité. Cette flambée résulte d’une rupture structurelle entre une offre déclinante, par suite de manques d’investissements, et une demande croissante pour pallier les insuffisances des énergies renouvelables intermittentes en Allemagne et satisfaire la croissance du gaz en Chine.

Le déclin irréversible de la production européenne de gaz, au cours des dernières décennies, a accru de façon spectaculaire sa dépendance gazière : elle est passée, en 40 ans, de 15 % à 90 %. 40 % des importations proviennent de la Fédération de Russie, 25 % sont importés sous forme de GNL (gaz naturel liquéfié), le reste provenant essentiellement de Norvège et d’Afrique du Nord. La forte dépendance des Européens vis-à-vis du gaz russe est un sujet de débat récurrent au sein de l’Union, d’autant qu’elle s’avère quantitativement très hétérogène : 90 % de dépendance gazière pour la Slovaquie et la Bulgarie, 36 % pour l’Allemagne, contre seulement 5 % pour la France, l’Espagne ou le Portugal. Elle véhicule aussi de nombreuses blessures historiques telles que celles, indélébiles, entre la Pologne et l’ex-Union soviétique. Enfin, les « routes du gaz » représentent un enjeu économique important pour les pays traversés, les redevances atteignant parfois plusieurs pourcents de leur richesse nationale.

Les crises russo-ukrainiennnes ont conduit l’Union à réduire le flux de gaz russe transitant par l’historique Brotherhood et à privilégier, depuis sa mise en service en 2012, le Nord Stream 1 passant sous la mer Baltique et reliant la région de Saint-Pétersbourg au nord de l’Allemagne. Le doublement du Nord Stream 1 par le Nord Stream 2, terminé depuis peu mais dont la certification a pris du retard pour des raisons administratives, devrait permettre aux Européens de réduire significativement, dans un avenir proche, les flux transitant par l’Ukraine et la Biélorussie.

Loukachenko aurait tout à perdre

En montrant trop les muscles, Loukachenko pousse les Européens à se détourner le plus possible du Yamal, mais aussi à diversifier leur approvisionnement, soit en important davantage de gaz naturel liquéfié en provenance des États-Unis, d’Iran ou du Qatar, soit en développant les routes méditerranéennes transitant du gaz en provenance de nouveaux champs géants développés en Égypte et en Israël. Un désintérêt croissant vis-à-vis du gaz sibérien pourrait vexer « le grand frère russe » dont le gaz est le principal revenu et l’Europe le seul client. Une situation qui changera du tout au tout quand le gazoduc Altaï actuellement en construction permettra aux Russes de vendre leur gaz à la Chine.

Il y a donc peu de chances que le petit chef biélorusse se lance dans une aventure où, à terme, il aurait tout à perdre : redevances de passage et support de son puissant allié russe. En revanche, ses annonces tonitruantes et ses menaces pourraient déstabiliser un peu plus les marchés du gaz et faire grimper davantage les prix, cet hiver, au grand dam des Européens mais à la grande satisfaction de Vladimir Poutine, trop heureux de l’aubaine. Certains voient d’ailleurs derrière les gesticulations du dirigeant biélorusse l’œil bienveillant de Moscou que la Pologne accuse d’être le « cerveau » du conflit actuel.

Face à toutes ces intimidations, l’Europe a besoin d’une stratégie coordonnée. Le besoin de coopération énergétique entre voisins n’est guère différent d’une escalade en montagne : « Si je suis seul, je peux vivre ma vie et prendre seul mes décisions, alors que si je suis en cordée, je suis fortement dépendant de mes compagnons d’escalade. » En termes énergétiques, « la cordée » fait principalement référence aux énergies liées aux réseaux de distribution, en l’occurrence le gaz et l’électricité. Au contraire, le charbon et le pétrole voguant en « apatrides » sur tous les océans de la planète peuvent se permettre de vivre en stand alone. Dans la mesure où la transition consacrera l’électricité comme principal vecteur énergétique avec, à moyen terme, un important support du gaz, le Green Deal réclamera inévitablement un renforcement appuyé de la coopération énergétique entre États membres.

Philippe Charlez
Philippe Charlez
Chroniqueur à BV, ingénieur des Mines de l'École polytechnique de Mons (Belgique), docteur en physique de l'Institut de physique du globe de Paris, enseignant, expert énergies à l’institut Sapiens

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