[CINÉMA] Limonov, portrait dulcifié d’un rouge-brun

Capture d'écran
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Réaliser un film sur la vie de l’écrivain Édouard Limonov (1943-2020) était une gageure, tant celle-ci fut riche en revirements de toutes sortes : émigrations diverses, déclassement puis embourgeoisement, instabilité professionnelle, multiples reconversions littéraires, engagement politique au relatif succès…

Le cinéaste Kirill Serebrennikov (La Femme de Tchaïkovski), en décidant de porter à l’écran le roman biographique d’Emmanuel Carrère, Limonov, n’a clairement pas choisi la facilité, et le résultat n’est évidemment pas à la hauteur de nos attentes. Tourné intégralement en anglais avec des acteurs anglo-saxons, le film partait déjà très mal…

La vie bohême d’un poète russe à New York

Production franco-italo-espagnole, Limonov, la ballade revient sur la jeunesse de celui qui n’est encore qu’Édouard Veniaminovitch Savenko (Ben Whishaw), poète anarcho-libertaire de Kharkov, passé jadis par la petite délinquance. Très vite, le jeune auteur comprend la nécessité de quitter l’URSS pour découvrir le monde capitaliste occidental, se singulariser en tant qu’intellectuel et parfaire son style. C’est alors dans les bas-fonds du New York des années 70 que « Limonov » (contraction, en russe, de limon, le citron, et de limonka, la grenade) décide de poser ses valises. Artiste passionné, absolutiste et en quête de toute-puissance, notre poète nihiliste et révolutionnaire vivote grâce aux aides sociales tout en multipliant les frasques, tantôt avec sa compagne de l’époque, à qui il en fait voir de toutes les couleurs, tantôt avec un SDF déniché un soir dans une ruelle de la ville (!). Limonov, par ses écrits, va peu à peu se faire connaître en Occident, aux États-Unis puis en France, gagner en renommée et s’engager dans la vie politique russe et internationale…

Patriote et antilibéral

Personnage souvent contradictoire, voire incohérent entre son mode de vie libertaire, dépravé et provocateur et ses positionnements idéologiques anticapitalistes et nationalistes, Édouard Limonov s’affiche avant tout comme une sorte de dandy/punk nostalgique de la grandeur russe. Profondément patriote, l’énergumène conchie aussi bien les communistes de jadis, responsables de l’appauvrissement de son peuple, que les libéraux, inféodés à l’Occident, qui sont en train de prendre le pouvoir en Russie depuis la chute du mur de Berlin. C’est donc tout naturellement que s’impose à lui la synthèse rouge-brune, à la fois droite-et-gauche ET ni-droite-ni-gauche, via sa création, en 1992, du Parti national-bolchevique dont l’emblème, résolument provocateur, s’inspire du drapeau communiste comme du drapeau nazi (!).

Un portrait sulfureux mais insuffisant

Hélas, cette partie de la vie de Limonov – la plus importante – n’est qu’à peine survolée, Kirill Serebrennikov préférant de toute évidence s’attarder avec fascination et complaisance sur les excentricités new-yorkaises du poète mégalomane et sans le sou, qu’il filme sur un mode rythmé, pop et branchouille. À croire que le Limonov libertaire des années 70 intéresse davantage le cinéaste que le Limonov politique des années 80 à 2000. Tant et si bien que le film ne dit pratiquement rien sur la genèse du Parti national-bolchevique, fondé avec son éphémère compagnon de route, Alexandre Douguine. Ce dernier, célèbre chantre de la pensée eurasiste, n’est jamais évoqué dans le récit, ni même la relation complexe entre Limonov et Vladimir Poutine. Le réalisateur n’aborde pas davantage les positionnements géopolitiques de l’auteur : pro-Serbe durant la guerre en Bosnie et pro-Tchétchène contre les Russes. Aucune précision, non plus, sur les raisons de son incarcération en 2001 (tentative de coup d’État au Kazakhstan avec ses partisans « natsbols » et trafic d’armes)…

En outre, le spectateur français eût apprécié une allusion au soutien de Limonov envers les gilets jaunes (« Il y a chez eux un mélange "gauche-droite" qui me plaît ») et à sa relation suivie avec la Nouvelle Droite française portée par la revue Éléments d’Alain de Benoist et de François Bousquet.

Sans doute Kirill Serebrennikov n’avait-t-il pas les connaissances intellectuelles ni la maturité nécessaires pour s’aventurer sur le terrain du Limonov politique et idéologue.

 

2 étoiles sur 5

 

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Pierre Marcellesi
Chroniqueur cinéma à BV, diplômé de l'Ecole supérieure de réalisation audiovisuelle (ESRA) et maîtrise de cinéma à l'Université de Paris Nanterre

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