Civilisation et décivilisation

banlieue

À l’heure où la médiasphère se déchire pour savoir s’il est politiquement correct de parler d’« ensauvagement » de la société française, les analyses du sociologue Norbert Elias (1897-1990) sur le processus de décivilisation paraissent plus que jamais d’actualité.

La question qui hantait le sociologue allemand d’origine juive était pourquoi, dans les années 1930 et 1940, de si nombreux Allemands avaient accepté le déchaînement de violences qui aboutirait à l’extermination des Juifs ?

Cet effondrement de la civilisation en Allemagne venait questionner de façon tragique sa thèse sur le développement des sociétés occidentales. Pour Elias, tout au long de la période moderne (du XVIe au XVIIIe siècle), une progressive pacification de l’espace social se produit grâce à l’essor de l’État absolutiste. En revendiquant le monopole de l’usage de la violence légitime, l’État moderne a contribué, chez les individus, à une plus grande maîtrise de leurs pulsions.

Le « procès de civilisation » est alors indissociable d’un adoucissement des mœurs lié au développement de formes d’« autocontrainte » qui incitent tout un chacun à refouler son agressivité et à censurer les comportements violents.

À l’inverse, l’Allemagne des années 1930 se caractérise par une poussée décivilisatrice marquée à la fois par un effondrement du monopole étatique de la violence sous la République de Weimar et par un effondrement des mécanismes d’autocontrôle chez les individus.

La France d’aujourd’hui n’est pas l’Allemagne des années 1930. Cependant, notre pays connaît, à son tour, une forte poussée décivilisatrice marquée par un effondrement du monopole étatique de la violence qui se voit contesté par des groupes violents territorialisés et communautarisés pour qui l’État n’a aucune légitimité. Parallèlement, les faits divers de cet été meurtrier démontrent à quel point une masse d’individus a perdu (ou n’a pas acquis ?) toute capacité d’autocontrôle et trouve légitime l’usage de la violence physique à l’occasion du moindre conflit.

À l’inverse d’une progressive pacification de l’espace social, nous assistons à sa transformation en zone de terrorisme, de guérillas urbaines et de violences individuelles banalisées. C’est cela, l’« ensauvagement ».

Le renoncement et l’incapacité de l’État à assurer le monopole de la violence légitime est ainsi l’une des premières causes de la barbarisation. Parallèlement, l’idéologie libertaire, pour qui « il est interdit d’interdire », désinhibe le recours à la violence par une incessante remise en question des processus d’intégration de la norme, d’éducation, de transmission d’une culture et d’une identité.

Comme l’avait bien compris Norbert Elias en analysant l’histoire des sociétés occidentales et de l’Allemagne, l’avènement comme l’effondrement de la civilisation sont des processus qui s’inscrivent dans le temps long des sociétés. Jusqu’au basculement…

Frédéric Martin-Lassez
Frédéric Martin-Lassez
Chroniqueur à BV, juriste

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