[Enquête] Marine Le Pen-Jordan Bardella, les coulisses d’un parti bicéphale

« On va essayer de ne pas pleurer, cette fois. » La petite phrase de Jordan Bardella n’était pas écrite dans le discours clôturant le traditionnel 1er Mai du Rassemblement national. Elle faisait écho à l’émotion visible des deux protagonistes lors de la rentrée du parti à Agde, en septembre 2022. Le président du RN avait démarré son allocution en adressant à Marine Le Pen des mots qui fleuraient bon l’amour quasi filial. « Je tiens à vous dire ma fierté de présider un mouvement politique qui compte dans ses rangs une femme d’État comme Marine Le Pen. » Un hommage appuyé et chaleureux, un hommage au sens étymologique du terme du jeune président à celle qui l'a précédé à la tête du parti à la flamme. « Si nous sommes rassemblés ici, c'est grâce à elle. Je sais ce que je lui dois d'être devenu le militant et l'homme d'action que je suis aujourd'hui », insiste Bardella.

Le dauphin désigné

Le 18 septembre 2022 à Agde, Marine Le Pen elle aussi cache mal son émotion quand celui qui n’était encore à l’époque que président par intérim s’adresse à elle. Quelques mois auparavant, elle mettait son jeune dauphin sur un piédestal. C'était juste après sa défaite au second tour face à Emmanuel Macron : « Je mènerai la campagne des législatives aux côtés de Jordan Bardella », avait déclaré la candidate. Il était le seul nom cité dans cette courte allocution. Puis ce fut le fameux congrès, avec cette élection que certains disaient écrite d’avance et qui vit Jordan Bardella battre largement son concurrent Louis Aliot avec 85 % des voix, écartant au passage le tandem Bilde-Briois, partenaires historiques de Marine Le Pen. Le duo, exclu des instances dirigeantes du parti, était d’ailleurs absent de la manifestation du 1er Mai havrais du Rassemblement national.

L’Assemblée et le parti

Pourtant, Jordan Bardella ne s’était pas présenté aux élections législatives. L'étape pouvait paraître obligatoire. Lui et son entourage l’affirment : il ne voulait pas être candidat. D’autres murmurent qu’il avait fait des pieds et des mains pour être envoyé dans le Var. Une hypothèse fermement écartée par Marine Le Pen qui avait posé son veto. « Oui, Jordan s’est posé la question », dit Philippe Olivier. Le beau-frère et conseiller spécial de Marine Le Pen est disert au téléphone. « Il voulait aller au combat avec les autres. » Il est vrai que certains eurodéputés se présentèrent aux législatives 2022 avec succès, comme l'actuelle vice-présidente de l’Assemblée nationale Hélène Laporte et la députée des Bouches-du-Rhône Joëlle Melin.

Mais déjà, Marine Le Pen préparait sa succession et fignolait les derniers détails d’une symphonie inédite au sein du très vertical Rassemblement national : une direction bicéphale. Pour que cela fonctionne, il fallait une séparation des pouvoirs. « Plutôt un terrain délimité soigneusement qui ne verrait personne empiéter sur les terres de l’autre », sourit un fin connaisseur de la machine RN.

Un ballet et des notes discordantes

Pendant le petit déjeuner en marge du 1er Mai, entourée de journalistes, Marine Le Pen était en pleine forme et distillait ses piques à l’encontre de ceux qui s’intéressaient à sa relation avec Jordan Bardella. En toile de fond, un sondage non publié créditant le jeune président du RN d’une arrivée en seconde position à l’élection présidentielle. Un sondage flatteur qui pousse à la comparaison. « Pourquoi êtes-vous une meilleure candidate que lui ? », demandait, faussement ingénue, une journaliste. « Nanananère », a répondu avec acidité Marine Le Pen. « On s’y attendait », sourit un député du groupe. « Avec la montée en puissance de Jordan Bardella, tout le monde fantasme ou invente une guerre au sommet entre deux lignes divergentes… Foutaises ! », balaye l’élu. « Les rapports entre Jordan et Marine sont comme prévus », renchérit Philippe Olivier. « L’une est présidentielle et l’autre est comme un hussard à la manœuvre. » D’ailleurs, Marine Le Pen n’avait pas dit autre chose face aux caméras de BFM TV, en novembre dernier : « Le parti n’est qu’un outil et pas une fin en soi. Si c’était autre chose, je n’aurais pas quitté la présidence. »

Alors, les sondages donnent-ils des ailes à Bardella ? « C’est un signe du succès du RN », affirme, optimiste, Philippe Olivier. « On a d’excellents cadres à même de prendre des responsabilités, cela change de l’époque de Jean-Marie Le Pen sur qui tout reposait. » Même si, parfois, le président prend de l’avance et des initiatives pas toujours bien reçues. Sa décision, notamment, d’aller applaudir Zelensky au Parlement européen en décembre dernier, contre l’avis de Philippe Olivier, avait entraîné la publication par l’entourage de Marine Le Pen d’une mise au point sémantique. Outre le fait qu’il ait grillé la politesse à la présidentiable, à qui revient la parole sur les sujets internationaux, l’inflexion de la politique du RN vis-à-vis de l’Ukraine a crispé, en interne, dans l’entourage de la présidente du groupe à l'Assemblée. « Oui, nous avions eu un désaccord, reconnaît Olivier. Mais je suis un conseiller et on me demande mon avis. Il est suivi ou pas... »

Les deux lignes, fantasme ou réalité ?

Jordan Bardella n’avait pas caché son agacement. Pendant la conférence de rentrée de 2022, face aux journalistes, il manie l’ironie : « Vous m’avez fait passer en quelques mois de vitrine ripolinée, de perroquet, de robot ou que sais-je à tenant d’une absurde ligne identitaire. » En toile de fond, la bagarre avec Louis Aliot, soutenu par les élus d'Hénin-Beaumont, agite le spectre d’une ligne identitaire regardant vers Reconquête. « Il n’y a qu’une seule ligne au RN et c’est celle de Marine », martelait-on alors à l’Assemblée nationale. L'idée d'une divergence est battue en brèche.

« Comme Jordan Bardella, on est "bardellistes" parce que "marinistes", affirme le député du Gard Pierre Meurin, qui précise : « Pour nous, c’est clair, Marine Le Pen est notre candidat pour 2027. » Pour autant, l’hypothèse d'un Jordan Bardella un jour candidat à l’élection présidentielle n’est pas un tabou. « Je trouve ça quand même très rassurant d’avoir un plan B si, du fait de circonstances exceptionnelles et dramatiques, Marine Le Pen ne pouvait se présenter », soufflait un député du groupe assis au fameux bar Le Bourbon, en face de l’Assemblée nationale, fin 2022. « La friction n’arrivera pas déjà parce que cela n’aurait aucun sens, souffle un proche de Bardella. Il est son dauphin et a été désigné comme successeur comme jamais un numéro deux du parti ne l’a été dans l’histoire du Front national. » Il est vrai que ni Florian Philippot ni Bruno Mégret n’avaient été à ce point intronisés par les Le Pen. « C’est absurde d’envisager des divisions internes alors que nous avons tous les partis contre nous et que nous sommes aux portes du pouvoir », martèle Meurin.

Au fond, le RN ressemble au village d’Astérix, quand les quatre camps romains hibernent et que les villageois se cherchent des poux dans la tête. On l’a vu récemment sur les questions sociétales, les avis divergent et se confrontent. Mais quand le village est assiégé, peu importe le barde et les poissons. « On a la NUPES et la Macronie face à nous, vous pensez vraiment qu’on a le temps de ne pas être d’accord entre nous ? », rit un député du RN sortant de l’Hémicycle.

Marc Eynaud
Marc Eynaud
Journaliste à BV

Vos commentaires

26 commentaires

  1. Excellent article de Marc Eynaud.Dommage que les Présidentielles soient si lointaines Si les elections avaient lieu dans un ou deux ans ,assurémént Marine serait Présidente et Jordan sans doute premier ministre,T.Mariani ministre de l’Intérieur et L. Alliot ministre de l’éducation.

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