[Entretien] Bernard Lugan : « À travers le rejet de la France, ce sont les “valeurs” de l’Occident que l’Afrique rejette »

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Gabrielle Cluzel. Bernard Lugan, vous publiez, le 9 février prochain, une Histoire du Sahel, des origines à nos jours (Éditions du Rocher) indispensable pour comprendre les menaces du monde d'aujourd’hui. Pour vous, il est important de connaître cette Histoire. Vous pensez que l’on sous-estime ce facteur ?

Bernard Lugan. Les décideurs français n’ont pas vu que les actuels conflits sahéliens sont d’abord des résurgences « modernisées » de ceux d’hier, qu’inscrits dans une longue chaîne d’événements, ils expliquent ceux d’aujourd’hui.

Avant la colonisation, les sédentaires sudistes étaient pris dans la tenaille prédatrice des nomades. Une donnée commune à tout le Sahel, du Sénégal au Tchad où nous retrouvons la même problématique. À la fin du XIXe siècle, la colonisation bloqua l’expansion des entités prédatrices nomades dont l’écroulement se fit dans l’allégresse des sédentaires qu’elles exploitaient, dont elles massacraient les hommes et vendaient les femmes et les enfants aux esclavagistes du monde arabo-musulman.

Mais, ce faisant, la colonisation renversa les rapports de force locaux en offrant une revanche aux victimes de la longue histoire africaine, tout en rassemblant razzieurs et razziés dans les limites administratives de l’AOF (Afrique-Occidentale française). Or, avec les indépendances, les délimitations administratives internes à ce vaste ensemble devinrent des frontières d’États à l’intérieur desquelles, comme ils étaient les plus nombreux, les sédentaires l’emportèrent politiquement sur les nomades, selon les lois immuables de l’ethno-mathématique électorale. Les anciens dominants n’ayant pas accepté de devenir les sujets de leurs anciens vassaux, la problématique conflictuelle sahélienne était donc posée. Les premières guerres touareg éclatèrent alors dès les années 1960 au Mali, puis au Niger et au Tchad où les Toubou se soulevèrent.

G. C. Dans votre livre, l’on suit constamment l’interaction entre la géographie et ce que vous définissez comme l’ethno-histoire. Pourquoi les décideurs français ne l’ont-ils pas vu ?

B. L. Là est en effet le cœur de la cascade d’erreurs faite par les décideurs politiques français alors que les militaires avaient, eux, bien compris le réel du terrain, mais ils n’ont pas été écoutés. Au Mali, nous étions en présence de deux guerres, celle des Touareg au nord, celle des Peul au sud, puis, plus tard, s’y est ajoutée celle de l’État islamique dans la région des trois frontières.

Au nord, et comme je n’ai cessé de le dire dans mes articles de L'Afrique réelle, la clé du problème était détenue par les Touareg aujourd’hui de nouveau rassemblés autour du « leadership » de Iyad Ag Ghali, chef historique des précédentes rebellions touareg. Politiquement, il eût fallu nous entendre avec ce chef Ifora avec lequel nous avions à l’origine des contacts, des intérêts communs, et dont le combat est d’abord identitaire avant d’être islamiste. Or, par idéologie, par refus de prendre en compte les constantes ethniques séculaires, ceux qui font la politique africaine française ont considéré tout au contraire qu’il était l’homme à abattre… Le deuxième conflit, celui du sud (Macina, Liptako, nord du Burkina Faso et région des trois frontières), a, lui aussi, des racines ethno-historiques et leur élément moteur est constitué par certains ensembles peul.

G. C. Vous écrivez que le djihadisme est « le plus souvent le paravent du narco-trafic ». Les deux maux sont donc étroitement imbriqués ? 

B. L. Une autre erreur de Paris fut d’avoir « essentialisé » la question en qualifiant systématiquement de djihadiste tout bandit armé ou même tout porteur d’arme. Or, dans la plupart des cas, nous étions en présence de trafiquants se revendiquant du djihadisme afin de brouiller les pistes. Parce qu’il est plus valorisant de prétendre combattre pour la plus grande gloire du prophète que pour des cartouches de cigarettes, des cargaisons de cocaïne ou pour le contrôle des voies de migration vers l’Europe. D’où la jonction entre trafic et religion, le premier se faisant dans la bulle sécurisée par l’islamisme. L’erreur de la France fut d’avoir refusé de voir que nous étions face à l’engerbage de revendications ethniques, sociales, mafieuses et politiques, opportunément habillées du voile religieux, avec des degrés différents d’importance de chaque point selon les moments.

G. C. Vous expliquez qu’une autre erreur française fut d’avoir globalisé la question alors qu’il était impératif de la régionaliser.

B. L. Très exactement car Paris n’a pas voulu voir que l’EIGS (État islamique dans le Grand Sahara) et AQMI (Al-Qaïda pour le Maghreb islamique) ont des buts différents. L’EIGS qui est rattaché à Daech a pour objectif la création dans toute la bande sahélo-saharienne d’un vaste califat transethnique remplaçant et englobant les actuels États. De son côté, AQMI étant l’émanation locale de larges fractions des deux grands peuples à l’origine du conflit, à savoir les Touareg au nord et les Peul au sud, ses chefs locaux, le Touareg Iyad Ag Ghali et le Peul Ahmadou Koufa, ont des objectifs d’abord locaux et ils ne prônent pas la destruction des États sahéliens. Paris n’a pas vu qu’il y avait une chance à la fois politique et militaire à saisir, ce que je n’ai pourtant jamais cessé de dire et d’écrire, mais en France, on n’écoute pas les avis des « hérétiques »… Résultat : les décideurs parisiens ont donc refusé catégoriquement tout dialogue avec Iyad ag Ghali. Bien au contraire, le Président Macron déclara même qu’il avait donné comme objectif à Barkhane de le liquider… Contre ce que préconisaient les chefs militaires de Barkhane, Paris s’obstina donc dans une stratégie « à l’américaine », « tapant » indistinctement tous les GAT (groupes armés terroristes) péremptoirement qualifiés de « djihadistes », refusant ainsi toute approche « fine »… « à la française »...

G. C. Quel est le rôle de Wagner dans la région sahélienne ? 

B. L. Je vais être très clair : je refuse cette manie d’attribuer à d’autres les causes de nos échecs. Si Wagner a pris notre place en RCA, c’est parce que Sarkozy nous a fait évacuer Birao, verrou de toute cette partie de l’Afrique que les Russes, qui eux savent lire une carte, ont tout naturellement occupée. Ensuite parce que Hollande a fait distribuer des couches-culottes par nos armées alors qu’il fallait taper et très fort la Seleka. Nous avons ainsi perdu la confiance de nos alliés locaux et tout notre prestige. Les Russes n’ont plus eu qu’à cueillir le fruit mûr que nous avions laissé sur l’arbre… Au Mali, ce fut la même chose et je l’ai longuement expliqué au début de cet entretien.

Mais, plus généralement, à travers le rejet de la France, ce sont les « valeurs » de l’Occident que l’Afrique rejette. Le continent qui, dans sa globalité, se reconnaît dans les valeurs naturelles familiales voit avec un haut-le-cœur le « mariage pour tous », les délires LGBT ou encore le féminisme castrateur de toute virilité proposés comme « valeurs universelles » par l’Occident. Pour les Africains, il s’agit là d’une preuve de décadence. Voilà pourquoi la Russie apparaît, au contraire, comme un contrepoids civilisationnel à la broyeuse moralo-politique occidentale.

Quant à la démocratie « à la française », elle y est vue comme une forme de néocolonialisme. D’autant plus que proposer aux Africains comme solution à leurs problèmes l’éternel processus électoral, le mirage du développement ou la recherche de la bonne gouvernance relève du charlatanisme politique... Les événements démontrent en effet constamment qu’en Afrique, démocratie = ethno-mathématique, ce qui a pour résultat que les ethnies les plus nombreuses remportent automatiquement les élections. Voilà pourquoi, au lieu d’éteindre les foyers primaires des incendies, les scrutins les ravivent. Quant au développement, tout a déjà été tenté en la matière depuis les indépendances. En vain. D’ailleurs, comment peut-on encore oser parler de développement quand il a été démontré que la suicidaire démographie africaine en interdit toute possibilité ?

G. C. Alors, quel avenir ?

B. L. Plusieurs dizaines des meilleurs enfants de France sont tombés ou sont revenus mutilés pour avoir défendu un Mali dont les hommes émigrent en France plutôt que se battre pour leur pays. Mais, exigé par les actuels dirigeants maliens à la suite des multiples maladresses parisiennes, le retrait français a laissé le champ libre aux GAT, leur offrant même une base d’action pour déstabiliser le Niger, le Burkina Faso et les pays voisins. Le bilan politique d’une décennie d’implication française est donc catastrophique.

La France est aujourd’hui face à un rejet global. Si le Niger, un pays plus que fragile et où nous venons de replier nos forces, devait à son tour connaître un coup d’État, la situation deviendrait alors problématique et le repli vers le littoral une urgence. Mais par quelles voies de retrait ? Les hommes pourront toujours être évacués par voie aérienne, mais quid des véhicules et du matériel, puisque nous ne disposons pas d’avions gros porteurs ?

L’urgente priorité est donc de savoir ce que nous faisons dans la bande sahélo-saharienne où nous n’avons pas d’intérêts, y compris pour ce qui est de l’uranium que l’on trouve ailleurs. Il nous faut donc définir enfin, et très rapidement, nos intérêts stratégiques actuels et à long terme afin de savoir si, oui ou non, nous devons nous désengager, à quel niveau et, surtout, sans perdre la face.

Plusieurs leçons doivent être tirées d’un colossal échec dont, il faut le redire, les décideurs politiques sont seuls responsables. À l’avenir, il nous faudra privilégier les interventions indirectes ou les actions rapides et ponctuelles menées à partir de navires, ce qui supprimerait l’inconvénient d’emprises terrestres perçues localement comme une insupportable présence néocoloniale. Une redéfinition et une montée en puissance de nos moyens maritimes et de nos forces de projection seraient alors nécessaires.

Enfin et d’abord, nous devrons laisser l’ordre naturel africain se dérouler. Cela implique que nos intellectuels comprennent enfin que les anciens dominants n’accepteront jamais que, par le jeu de l’ethno-mathématique électorale, et uniquement parce qu’ils sont plus nombreux qu’eux, leurs anciens sujets ou tributaires soient maintenant leurs maîtres. Cela choque les conceptions éthérées de la philosophie politique occidentale, mais telle est pourtant la réalité africaine. Plus que jamais, il importe donc de méditer cette profonde réflexion que le gouverneur général de l’AOF fit en 1953 : « Moins d’élections et plus d’ethnographie, et tout le monde y trouvera son compte... » En un mot, le retour au réel, le renoncement aux « nuées », ce qui passe par la connaissance de la géographie et de l’histoire, et tel est le but de mon livre et de ses nombreuses cartes.

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Gabrielle Cluzel
Directrice de la rédaction de BV, éditorialiste

Vos commentaires

59 commentaires

  1. Bernard Lugan est un des rares historiens à écrire l’Histoire dans sa pure vérité. C’est ce qui dérange les politiques et leurs perpétuels mensonges. Il a aussi une connaissance ethno- géographique très poussée sur l’Afrique en particulier. Pour moi c’est l’historien de référence. Il mérite d’être plus connu par le grand public et il est heureux que BV le face mieux connaître.

  2. Très bien ! C’est tout à fait cela … l’Afrique ce n’est pas la France actuelle dans tous les domaines ! Il en est de même pour l’immense majorité des immigrés qui sont d’abord africains et non français et on ne peut les blâmer; ne pas voir cela est une insulte aux autochtones qui en souffrent et un mépris des immigrés clandestins que l’on refuse de voir tels qu’ils sont… imaginons la situation inverse, des millions d’immigrés européens sans le moindre sou partant vivre en Afrique subsaharienne ou Afrique du Nord ou Afrique de l’ouest…obligés de se soumettre à la Charia, à l’excision de leurs filles, au mariage forcé, au voile, etc etc… l’accepteraient ils ?

  3. Ayant vécu; coopéré et traavaillé 40 ans en Afrique je vois d’autres explications : la France n’a plus d’argent (c’est Bruxelles qui l’a remplacée) et elle n’a plus la force et le prestige (submersion migratoire, personnalité grotesques de ses 3 derniers présidents, baisse du niveau de ses universités) et il remonte à la surface l’amertume de la colonisation (ce n’est pas le plus grave). Dès que nous aurons à nouveau un(e) vrai(e) président(e) Il faut donc reconstruire avec les Africains qui veulent de nous un nouveau partenariat de co-développement. Nous avons besoin de l’Afrique et des Africains et ils comprendront bientôt qu’ils ont besoin d’une grande France. Soyons une grande France.

    • « Soyons une grande France. »
      Les 18,7 millions de Français qui ont fait réélire Macron en avril dernier n’ont certainement pas ce projet en tête, bien au contraire. Et ils représentaient la majorité de ceux qui se sont exprimés.

    • Je pense que vous avez cent fois raison. Je ne connais l’Afrique et l’Islam que par des dizaines de mois en Algérie sur vingt ans, par les étudiants Africains que j’ai encadrés pendant plus de dix ans dans mon laboratoire et par un séjour en brousse dans les missions Franciscaines de Centrafrique, mais je pense malheureusement que cela me donne une meilleure connaissance que tous ces politiciens décideurs qui n’ont jamais mis le pied sur le continent Africain et qui ne jugent que par ouï-dire. Le Vatican a sûrement un jugement plus sûr pour ces questions, que la majorité des chancelleries.

  4. Le tout est de savoir si l’occident a encore des valeurs à exporter ? C’est là la vraie question. Quand il n’y a plus que contraintes, Dettes, escroqueries, assistanat et fainéantise à exporter il n’est pas certain que tous les pays ou toutes les cultures soient en mesure de l’admettre. Mais cela est trop difficile à comprendre par les élites mondiales qui ne cherchent que le pillage chez les autres.

    • Totalement de votre avis.
      Un pays en décadence , une « association » de pays eux aussi en décadence n’ont aucune valeur à exporter.

  5. La France n’a plus depuis longtemps de chef, de dirigeant politique digne de ce nom.
    Même dans ce domaine, nous constatons le déclassement de la France….

  6. Il va être difficile de se plaindre de l’intervention russe au Sahel alors que nous envoyons nos meilleurs canons pour faire tuer du Russe en Ukraine.

  7. Plus simplement, les Africains sentent peut-être que la France est un pays complètement ruiné, asservi à d’autres puissances, et qui n’a plus rien à leur offrir. Les contentieux se sont accumulés après la décolonisation, par exemple les expropriations de paysans pour implanter des industries ou des mines, en l’absence d’actes notariés. Soyons lucides, les Russes ne feront pas mieux, mais ils ont au moins l’attrait de la nouveauté aux yeux des Africains.

    • France non ruinée pour les africains qui viennent sans papiers profiter de la mane qui leur est donnée. La France pour eux, dénigrée en Afrique, est juste bonne pour les assister sans contre partie.

    • Je penser que la différence entre la France et la Russie est celle ci : La France donne du poisson à manger. Par contre la Russie donne du poisson à manger tout en apprenant à pêcher » selon l’adage bien connu. (donne des céréales en donnant des engrais et en aidant à cultiver les dites céréales)

  8. « .. en Afrique, démocratie = ethno-mathématique, ce qui a pour résultat que les ethnies les plus nombreuses remportent automatiquement les élections », ce qui explique clairement l’objectif visé en plus du processus de « Grand Remplacement » en cours en France et en UE.
    Si j’ai bien compris, les gouvernements français n’ont commis que des erreurs fautives en Afrique (mais pas que là, hélas), ils ne cessent d’en commettre, et de plus graves dans leurs effets, en France même. Erreurs ou mise en oeuvre d’un plan mûrement réfléchi et décidé qui s’appellerait « trahison » ?

  9. Il est ridicule d’analyser la situation africaine avec un concept parisien. Laissons les africains se débrouiller entre eux, retirons toutes nos troupes. Nous n’avons plus rien à faire en Afrique.

    • Dés qu’un « Parisien » arrive dans une province Française, c’est pour faire état de sa « supériorité »! si bien souvent cela fait sourire les provinciaux, il n’en va pas de même, lorsque ces « je sais tout » s’arrogent le droit de modifier des cultures ancestrales…..
      D’après mes amis Africains, beaucoup de conflits ont pour origine l’application des lois Françaises….

  10. Les africains ont parfaitement le droit d’avoir leurs propres valeurs, tout à fait respectables. Mais la cohérence de ce choix voudrait qu’ils restent sur leur continent pour les vivre pleinement.

  11. Partout en Europe de ouest les gouvernements agissent contre leurs populations. Immigration, guerre en Ukraine, assauts sur les retraites, inflation sur les dos des ménages et transfert des compétences nationales vers la capitale du Moloch EU à Bruxelles complètement sous l’influence de l’Empire anglo-saxon américain. Les élites autoproclamées ignorent le souverain : le peuple.

    • « Les élites autoproclamées ignorent le souverain : le peuple. »
      Le peuple n’est réputé souverain que pour les besoins de cette illusion, la démocratie, que nos « élites » entretiennent pour se légitimer.

  12. Depuis que nous ne sommes plus capable de garder nos vieux à la maison et de faire la différence entre un homme et une femme, nous ne sommes plus un exemple pour les africains. A propos du « djihadisme », déjà en 1855, El Hadj Omar Saïdou Tall, justifiait son hégémonie du Sénégal vers le Mali et la Guinée par la conquête d’un grand empire soudanais unifié grâce à l’islam. L’islam couverture de la guerre et du business est toujours d’actualité. Et pendant ce temps là, les français se font virer d’Afrique par les chinois et les russes. A eux, les ressources minières et à nous les migrants.

    • +++
      B Lugan que je lis justement en ce moment; De temps à autres, un homme intelligent se lève (et se manifeste) ; mais ils sont si rares !

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