[ENTRETIEN] « Je prends, ô combien, la mesure journalière du désastre… »

Philosophe, critique littéraire, essayiste, Rémi Soulié nous présente son dernier livre, L’Enthousiasme, paru aux Éditions de La Nouvelle Librairie.
Patrick Beren. Pas très loin de nous, il y a des guerres, des bouleversements géopolitiques importants, nous connaissons une inflation conséquente, un déficit abyssal. Or, vous publiez un livre intitulé L’Enthousiasme. Est-ce une provocation ou un signe d’espérance ?
Rémi Soulié. Si l’on considère, avec Aristote, que l’actualité, c’est ce qui est en acte, je dirais que l’Être l’est par définition toujours et que les assauts du « néant », que vous pointez justement – le nihilisme est d’évidence la « vérité » de notre temps –, n’y peuvent… rien, si intenses et douloureux soient-ils. L’enthousiasme, ici, est platonicien. En tant que littérale possession, par le dieu, du poète, du devin, de l’amoureux et de l’initié aux mystères – respectivement, par les Muses, Apollon, Aphrodite et Éros, Dionysos –, il contient la pesanteur et témoigne de la grâce, pour le dire dans les termes de Gustave Thibon et de Simone Weil. Ne nous laissons donc pas détruire par les démons dostoïevskiens qui sont à la manœuvre chez nous ! Je prends, ô combien, la mesure journalière du désastre, mais je ne perds pas de vue l’astre, l’étoile, aussi bien celle – pythagoricienne – de Nietzsche que celle des rois mages, qui est même et autre. Ce livre est donc un témoignage de poète(s) en faveur de l’Être. Il illustre ce que Bernanos appellerait un « désespoir surmonté », que lui nomme théologiquement « espérance », en effet, et que j’appelle métaphysiquement, avec Maître Eckhart et Heidegger, Gelassenheit, terme que Lacan traduit par « laisser être ». Idéalement, l’enthousiasme se marie avec le calme des vieilles troupes, mais c’est une ascèse…
P. B. Vous dédiez votre livre à Alain de Benoist, qui est polythéiste et, en avant-propos, vous citez Henry Montaigu, chrétien atypique et monarchiste. Comment vous situez-vous, par rapport à ces deux traditions ?
R. S. À travers ce que l’on pourrait appeler un peu emphatiquement la dialectique platonicienne du même et de l’autre, ma première réponse préparait, en quelque sorte, la deuxième. Je la complète et la complique par le tiers inclus : je suis disciple de Thérèse de Lisieux en ce que « je choisis tout ». Autrement dit, le paradoxe, qui a notamment l’insigne mérite d’aller para-doxa (contre la doxa, l’opinion), dévoile la vérité que la logique des principes d’identité, de non-contradiction et du tiers exclu non seulement obscurcit ou masque mais ensevelit. La « vérité » saisie par une telle logique se réduit à l’exactitude du calcul, purement utilitaire, et rate absolument la vérité de l’Être, c’est-à-dire du réel. J’ai le front de considérer que l’on peut être même et autre sous le même rapport, et que c’est même la condition de toute unité qui n’est ni factice, ni monolithique, ni dogmatique. Mon positionnement est donc métaphysique, au sens guénonien. En hauteur, ces deux traditions n’en font qu’une. Je connais par cœur ce qui les oppose, sur divers plans et des deux points de vue ; je suis de surcroît plus qu’hostile à tout syncrétisme et à tout éclectisme. Il n’en reste pas moins que les pensées d’Alain de Benoist et d’Henry Montaigu ont même exigence de sacré, ce qui est à mes yeux l’essence et l’essentiel. Selon moi, il culmine dans… la non-dualité.
P. B. Face à notre époque décadente, il semble, à vous lire, que la poésie est la seule voie de combat possible afin d’y faire face ?
R. S. Tout dépend des vocations, de ce que l’Inde appelle le swadharma, le dharma de chacun. L’Enthousiasme ressortit du mien. On peut dire la même chose dans les termes d’Abellio : un homme de connaissance n’est pas un homme de puissance (Alain de Benoist et Henry Montaigu jouent,d’ailleurs, dans la même première catégorie). Il est très rare qu’un homme puisse être les deux en vérité, fût-ce successivement (Ernst Jünger l’a été, peut-être aussi René Char, Simone Weil, sur le front féminin, a cru l’être…). Mutatis mutandis, je suis voué à la lecture et à l’écriture, à l’étude et à la bibliothèque. C’est ainsi. Je martèle, à temps et à contretemps, que la poésie est la forme la plus haute de la pensée et je répète, avec Rimbaud, que « le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes ». Ce qui se joue dans l’invisible est décisif. Cela n’emporte, de ma part, aucun dénigrement du visible (du sensible), bien au contraire : savoir, expérimenter à quel point il fait fond sur l’invisible (pour une part, l’intelligible) – l’arrière-pays d’Yves Bonnefoy, qui n’est pas un arrière-monde – permet de le voir, de le goûter, de le toucher, de le sentir dans toute sa gloire. Voilà pourquoi, si chrétiens soient-ils, Péguy et Claudel sont aussi païens, entre autres attributs de ces sujets. Tel est le combat pour l’esprit ou l’âme du monde, que je mène à ma mesure.

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3 commentaires
Il y a la même chose traduite en français ???
Pourquoi avoir attendu aussi longtemps pour faire un tel constat , quelque chose m’échappe .La période 2017 -2022 était suffisamment probante , j’en étais expliqué avant le srcutin.
J’aime beaucoup M.Soulié, les deux livres qui m’ont marqué : Péguy au combat et les métamorphoses d’Hermes. Il nous pousse à nous questionner, nous remettre en question et c’est là que la locution mutatis mutandis prends tout son sens. Deviens ce que tu es dit Nietzsche, encore faut-il savoir ce que nous sommes. Là est le noeud du problème de nombreux peuples savons-nous réellement qui nous sommes ? Tout ces bouleversements ne sont-ils pas justement le fruit d’une perte d’identité, de racines ? Comment s’élever lorsqu’on vous coupe vos racines ?