[EXPO] « Art dégénéré » : quand l’Allemagne nazie inventait le wokisme

Œuvres et hommes cloués au pilori et appelés à disparaître de l'espace public : toute ressemblance, etc.
Erich Heckel, Contreforts de montagne, 1923 (détail). © Samuel Martin
Erich Heckel, Contreforts de montagne, 1923 (détail). © Samuel Martin

« Art dégénéré »: l’expression est célèbre. Elle ne choquait pas quand Apollinaire parlait de l’art de Saint-Sulpice. Elle est devenue emblématique de la haine de l’art dans l’Allemagne nazie, symbolisée par l’exposition de 1937 où les toiles modernes et expressionnistes furent clouées au pilori. Certaines furent détruites, beaucoup furent vendues au prix fort à l’étranger - façon de faire entrer de l’argent dans les caisses du Reich qui se préparait à la guerre.

L’exposition du musée Picasso donne à voir quelques-unes de ces œuvres des expressionnistes allemands - trop peu, hélas. Deux Nolde (L’Entrée du Christ à Jérusalem, Nature morte avec statuette en bois), un Kirchner (Rue à Berlin), un Pechstein, un Hofer, un Marc… Quelques sculptures de Barlach, dont le magnifique Vengeur. On reste sur sa faim. Aucune gravure sur bois n’est présentée, alors que ces artistes s’y illustrèrent de façon extraordinaire. Le propos s’élargit à Van Gogh, le précurseur (L’Arlésienne, avec son fond jaune soufré). À Picasso, lui aussi embringué dans « l’art dégénéré ». Son grand tableau représentant la famille Oler rappelle quel peintre il aurait pu être.

Emil Nolde, Nature morte avec statuette en bois, 1911 © Samuel Martin

Des mondes perméables

La question du rapport entre les expressionnistes et les nazis est plus complexe que ne le suggère le musée Picasso. Au début, les démarcations ne sont pas établies entre un art nordique par plus d’un trait et l’idéologie montante. Le peintre Emil Nolde est un sympathisant du national-socialisme. S’il y a des purges dès 1933, les artistes « espéraient que leur art serait finalement reconnu par le régime », selon le site de la IVe Internationale socialiste, rendant compte de deux expositions à Berlin en 2019.

Qui plus est, Goebbels leur était favorable. Il était « un partisan du modernisme comme force artistique révolutionnaire, laquelle, plus tard, s’est "naturellement" alignée sur son idée des nazis comme révolutionnaires sociaux », écrit David Barnett. À Goebbels s’oppose Alfred Rosenberg, aux yeux de qui la culture allemande a pâti de la romanité, du christianisme et des Juifs. Le parti de Rosenberg l’emporte lorsque Adolf Ziegler est nommé président des beaux-arts du Reich. Ziegler est un mauvais peintre (on moque à voix basse son hyper-réalisme détaillé avec le surnom de « Maître des poils pubiens allemands ») mais un excellent censeur. D’où les purges, les expositions d’« art dégénéré » auxquelles se plie Goebbels, qui comprend que le vent a tourné.

Erich Heckel, Contreforts de montagne, 1923 © Samuel Martin

Un wokisme avant la lettre

Les nazis étaient aux aguets de tout ce qui pouvait nuire à leur doctrine. Cette vigilance définit le fait d’être « woke », c'est-à-dire « éveillé » aux problématiques jusqu’à l’obsession. En particulier aux problématiques raciales, lorsqu’on s’estime malmené, colonisé, spolié par une autre race. À ce titre, il n’est pas absurde d’envisager le nazisme comme un wokisme avant la lettre. Rien d’anachronique à cela. Le livret de La Flûte enchantée a été réécrit deux fois : « déjudaïsé » en 1941 et décolonisé en 2024.

Mêmes prérequis et mêmes conséquences caractérisent la cancel culture et le nazisme. L'œuvre est attaquée comme scandaleuse. Il faut a minima la « contextualiser » ou, carrément, la censurer : elle est décrochée des cimaises du musée, mise au rebut - ou détruite. Diffamé, traîné dans la boue, le créateur risque la mort sociale (ou, sous le nazisme, la mort tout court) : on lui interdit d’enseigner, d’exposer. L’URSS a eu des procédés analogues, avec moins de publicité.

En juillet 1938, à la Maison de l’Art allemand de Munich, Hitler prononce cet axiome digne du premier marchand de tableaux venu : « Qui veut être artiste dans ce siècle doit célébrer ce siècle. » Et d’enchaîner : « Il n’y a pas de place dans l’art d’aujourd’hui pour les hommes de Néandertal. » Pauvres hommes de Néandertal ! Impérissable peintres ! Incomparables modèles pour toutes les époques ! Le wokisme est un progressisme, et c’est au nom du même progressisme que Hitler a banni les expressionnistes. Voilà une raison supplémentaire d'aller admirer quelques toiles expressionnistes au musée Picasso, même si l'exposition reste convenue dans son propos.

• « L’art dégénéré » : le procès de l’art moderne sous le nazisme. Musée Picasso (5, rue de Thorigny, 75003 Paris), jusqu’au 25 mai 2025. Du mardi au dimanche, de 9h30 à 18h.

 

Max Pechstein, Statuette des mers du Sud et fleurs © Samuel Martin

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Samuel Martin
Journaliste

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