[EXPO] « Art dégénéré » : quand l’Allemagne nazie inventait le wokisme

« Art dégénéré »: l’expression est célèbre. Elle ne choquait pas quand Apollinaire parlait de l’art de Saint-Sulpice. Elle est devenue emblématique de la haine de l’art dans l’Allemagne nazie, symbolisée par l’exposition de 1937 où les toiles modernes et expressionnistes furent clouées au pilori. Certaines furent détruites, beaucoup furent vendues au prix fort à l’étranger - façon de faire entrer de l’argent dans les caisses du Reich qui se préparait à la guerre.
L’exposition du musée Picasso donne à voir quelques-unes de ces œuvres des expressionnistes allemands - trop peu, hélas. Deux Nolde (L’Entrée du Christ à Jérusalem, Nature morte avec statuette en bois), un Kirchner (Rue à Berlin), un Pechstein, un Hofer, un Marc… Quelques sculptures de Barlach, dont le magnifique Vengeur. On reste sur sa faim. Aucune gravure sur bois n’est présentée, alors que ces artistes s’y illustrèrent de façon extraordinaire. Le propos s’élargit à Van Gogh, le précurseur (L’Arlésienne, avec son fond jaune soufré). À Picasso, lui aussi embringué dans « l’art dégénéré ». Son grand tableau représentant la famille Oler rappelle quel peintre il aurait pu être.

Emil Nolde, Nature morte avec statuette en bois, 1911 © Samuel Martin
Des mondes perméables
La question du rapport entre les expressionnistes et les nazis est plus complexe que ne le suggère le musée Picasso. Au début, les démarcations ne sont pas établies entre un art nordique par plus d’un trait et l’idéologie montante. Le peintre Emil Nolde est un sympathisant du national-socialisme. S’il y a des purges dès 1933, les artistes « espéraient que leur art serait finalement reconnu par le régime », selon le site de la IVe Internationale socialiste, rendant compte de deux expositions à Berlin en 2019.
Qui plus est, Goebbels leur était favorable. Il était « un partisan du modernisme comme force artistique révolutionnaire, laquelle, plus tard, s’est "naturellement" alignée sur son idée des nazis comme révolutionnaires sociaux », écrit David Barnett. À Goebbels s’oppose Alfred Rosenberg, aux yeux de qui la culture allemande a pâti de la romanité, du christianisme et des Juifs. Le parti de Rosenberg l’emporte lorsque Adolf Ziegler est nommé président des beaux-arts du Reich. Ziegler est un mauvais peintre (on moque à voix basse son hyper-réalisme détaillé avec le surnom de « Maître des poils pubiens allemands ») mais un excellent censeur. D’où les purges, les expositions d’« art dégénéré » auxquelles se plie Goebbels, qui comprend que le vent a tourné.

Erich Heckel, Contreforts de montagne, 1923 © Samuel Martin
Un wokisme avant la lettre
Les nazis étaient aux aguets de tout ce qui pouvait nuire à leur doctrine. Cette vigilance définit le fait d’être « woke », c'est-à-dire « éveillé » aux problématiques jusqu’à l’obsession. En particulier aux problématiques raciales, lorsqu’on s’estime malmené, colonisé, spolié par une autre race. À ce titre, il n’est pas absurde d’envisager le nazisme comme un wokisme avant la lettre. Rien d’anachronique à cela. Le livret de La Flûte enchantée a été réécrit deux fois : « déjudaïsé » en 1941 et décolonisé en 2024.
Mêmes prérequis et mêmes conséquences caractérisent la cancel culture et le nazisme. L'œuvre est attaquée comme scandaleuse. Il faut a minima la « contextualiser » ou, carrément, la censurer : elle est décrochée des cimaises du musée, mise au rebut - ou détruite. Diffamé, traîné dans la boue, le créateur risque la mort sociale (ou, sous le nazisme, la mort tout court) : on lui interdit d’enseigner, d’exposer. L’URSS a eu des procédés analogues, avec moins de publicité.
En juillet 1938, à la Maison de l’Art allemand de Munich, Hitler prononce cet axiome digne du premier marchand de tableaux venu : « Qui veut être artiste dans ce siècle doit célébrer ce siècle. » Et d’enchaîner : « Il n’y a pas de place dans l’art d’aujourd’hui pour les hommes de Néandertal. » Pauvres hommes de Néandertal ! Impérissable peintres ! Incomparables modèles pour toutes les époques ! Le wokisme est un progressisme, et c’est au nom du même progressisme que Hitler a banni les expressionnistes. Voilà une raison supplémentaire d'aller admirer quelques toiles expressionnistes au musée Picasso, même si l'exposition reste convenue dans son propos.
• « L’art dégénéré » : le procès de l’art moderne sous le nazisme. Musée Picasso (5, rue de Thorigny, 75003 Paris), jusqu’au 25 mai 2025. Du mardi au dimanche, de 9h30 à 18h.

Max Pechstein, Statuette des mers du Sud et fleurs © Samuel Martin

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8 commentaires
Tout le monde est LIBRE de lire, regarder, écouter ce qu’il veut mais ne doit pas imposer ses idées aux autres. Du respect de tous pour tous… SVP.
Ils avaient inclus la musique également dans qu’ils appelaient » art dégénéré ». Etait surtout dégénéré, tout ce qui n’était pas « eux » ( avec gradation ). M. Marmin dans la revue Eléments a réhabilité ces musiciens souvent innovants et trop peu écoutés ( Webern, Berg, Martinu, Stravinsky etc ) ; j’évoque M. Marmin et Eléments, car ils avaient effectué ce travail assez peu relaté en fait !
J’ai un avis négatif et défavorable concernant les peintures « à la Picasso » car cela ne me plait pas de regarder des interprétations bizarres mais je pense aussi que c’est la propagande pour me faire regarder et admirer ces peintures comme étant indispensables. Pour autant, je suis admiratif devant les peintures égyptiennes, étranges, et certaines peintures d’art moderne qui me plaisent , comme çà, sans savoir, et j’aime bien l’expressionnisme en musique, puisque je n’ai aucun rejet entre le moyen age et maintenant, pourvu que mes oreilles soient d’accord. Je n’ai pas d’ apriori comme les nazis qui refusaient la musique de Juifs tels Mendelsohn ou Mahler ou maintenant avec certains qui refusent des artistes ou des sportifs russes !
En réduisant le wokisme à l’ obsession de l’ éveil, on pourrait qualifier aussi Boulevard voltaire de Woke…
Si on inclut les nazis dans le woke, les néonazis risque de hurler avec les wokes !
Les nazis se disaient contre » l’ art dégénéré », les wokes ne me semblent pas afficher la même idée. Au contraire, et s’il est dégenré c’est encore mieux.
Plus que l’art dit « conceptuel », ne peut-on dire que c’est la perte du sens du beau, et de l’exigence de la formation artistique pour le transcender, qui nous a conduit à tant de laideur mise au service de la propagande ?
L’art dégénéré n’était pas perdu pour tout le monde, Goering et d’autres nazis, ont détourné, volé à leur profit ces fameux tableaux d’art dégénéré .
A une échelle locale. Pourquoi la ville d aix en privence ne possède pas de cezanne. Car le conservateur des beaux art d »aix de l’époque avait dit » lui vivant aucun tableau de cezanne sera expose » et donc cezanne du temps de son vivant a été interdit dans la ville et celle-ci a refusé tout les cadeaux ( peintures) du peintre..
Le concept d’ »art dégénéré » a été créé par le Professeur Max Nordau, fondateur du Sionisme avec Theodor Herzl. Il n’est donc pas typiquement national-socialiste. C’est Hitler, peintre académique.qui détestait l’expressionnisme, qui a infléchi l’idéologie nazie dans ce sens, alors que l’un des chefs de file du mouvement expressionniste Emil Nolde, était lui-même nazi militant. Cet art n’a donc jamais été une antidote. L’exposition menue et faiblarde du Musée Picasso, restitue bien mal cette marée expressionniste germanique et elle est peu représentative de ce qu’elle prétend dénoncer.