[Expo] Chana Orloff : d’Ukraine en Israël… via Montparnasse

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Le musée Zadkine accueille les sculptures de Chana Orloff (1888-1968). Elle fut au cœur de ce qu’on a appelé les « heures chaudes de Montparnasse », ces premières décennies du XXe siècle où le quartier était à la fois un gigantesque atelier et une salle de bal. Y convergeaient des artistes venus de partout, mais d’abord d’Europe de l’Est. Ce vaste mouvement, bon grain et ivraie, constitue « l’École de Paris ».

Charna Orloff, en quittant son Ukraine natale, s’installa en Palestine avec sa famille : son père était un sioniste convaincu. À 22 ans, elle vint à Paris préparer son diplôme de couturière, mais se tourna vers la sculpture. Elle fréquenta l’active et inventive Marie Vassilieff, Chaïm Soutine, Ossip Zadkine, Moïse Kisling, Amedeo Modigliani

Chana Orloff, Nadine (1921) et Le Peintre Widhopff ou L’Homme à la pipe (1924). © ParisMusées_Nicolas Borel

La portraitiste de Montparnasse

Les bustes et portraits (en pied) qu’elle a réalisés constituent une véritable galerie de « Montparnos ». Des artistes, des écrivains, des amis… Chaque œuvre est un portrait mais Orloff dépasse toujours l’anecdotique. Nadine, cette petite fille taillée dans le bois, pourrait être « l’enfance ». Le peintre Widhopff, « la bonhomie ». Dame à l'éventail, portrait de la peintre Ivanna Lemaître, « l’aristocrate ».

Si on sent dans un regard absent l’influence de Modigliani, dans telle composition celle de Zadkine, c'est bien du pur Chana Orloff que ces têtes sculptées avec le parti pris d’aller à l’essentiel. L’époque se révèle à une coiffure, une coupe de vêtement - avec discrétion.

Maternité fusionnelle

La maternité est l’autre genre auquel Orloff est revenue sans cesse. Ses « femmes à l’enfant » sont des maternités fusionnelles, à l’image de la relation qu’elle eut avec son fils. « Sans la maternité, la vie d’une femme n’est pas complète », expliquait Chana Orloff, en 1936. Voilà qui lui attirerait l’ire des féministes contemporaines.

Tout au long de sa carrière, elle s’est intéressée au corps féminin, tantôt dansant, tantôt immobile : Recueillement, austère, ou Femme au panier, insouciante, sont deux très belles statuettes - deux bois, la matière de tous ses chefs-d'œuvre.

Chana Orloff,Torse, 1912, ciment. Paris, Ateliers-musée Chana Orloff © Chana Orloff, Adagp, Paris 2023

Reconnaissance et exil

Bien des Montparnos restèrent pauvres et obscurs. Pas Chana Orloff. Chevalier de la Légion d’honneur en 1925, elle fait construire par Auguste Perret une maison-atelier villa Seurat l’année suivante. La Seconde Guerre viendra briser cette vie dédiée à la création. Échappant de peu à la rafle du Vel’ d’Hiv', Orloff trouve refuge en Suisse. Quand elle rentre à Paris, c’est pour constater que les nazis ont pillé son atelier. 140 œuvres ont disparu. Ce drame personnel s’ajoute à celui de l’Holocauste. Le style d’Orloff se fait plus rude : Le Retour représente un homme assis et accablé.

Mais est-elle encore dans la course ? Léon Degand note, en 1946 : « Ni à l’avant-garde, ni dans la réaction, son art ne milite d’aucune manière. » Or, il vient de faire l’éloge de l’art engagé dans « l’action démocratique ». Pour Degand, thuriféraire de l’art abstrait, la sculpture d’Orloff n’est guère plus qu’« illustrative » et ne saurait être d’aucune aide pour les recherches formelles de la jeune génération.

Chana Orloff. © muséeZadkine-ParisMusées_NicolasBorel

La sculptrice d’Israël

La création d’Israël (1948) sera l'occasion d'un nouveau départ pour l’artiste. Pour Anne Grobot, qui lui a consacré une thèse en 2018, Orloff fut « le porte‐parole artistique du tout jeune État », un maillon de la « mécanique sioniste culturelle ». Orloff réalise le buste de Ben Gourion et plusieurs monuments, dont la grande Maternité Ein Gev (1952), pour le kibboutz du même nom, en honneur d’une femme tuée au combat et qui dresse son enfant vers le ciel.

Orloff était en Palestine en 1929 au moment du massacre d’Hébron qui toucha aussi Jérusalem. Elle en revint à Paris « fortement impressionnée ». Il se trouve que, lors de l’attaque terroristes du 7 octobre dernier, ses petits-neveux et nièces du kibboutz Beeri ont été les victimes du Hamas. Trois ont été tués, sept emmenés en otage à Gaza, dont trois enfants. Face à la barbarie s’élève l’art de Chana Orloff, d’une humanité fragile comme Nadine, cette image de l'enfance sculptée dans le bois.

Samuel Martin
Samuel Martin
Journaliste

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