Intellectuels et politiques : Antigone et Créon
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À intervalles réguliers, tel ou tel hebdomadaire ou notre quotidien de référence se penchent sur la relation entre intellectuels et politiques pour généralement s'étonner du fait que les premiers n'approuvent pas les seconds, que la réflexion abstraite et critique n'adhère pas aux logiques de pouvoir.
Intellectuels, évidemment, de gauche - un pléonasme, alors que la réalité de l'esprit et des débats démontre pour le moins qu'un camp n'est pas le propriétaire exclusif de la lucidité conceptuelle. Intellectuels convoqués pour fustiger la gestion gouvernementale au nom de principes d'autant plus sacrés qu'ils bénéficient de cette grande chance d'être éloignés de la vulgarité du réel.
J'ai envie d'opposer, sur ce registre, Antigone à Créon. Non pas que celle-là, avec son intégrisme moral et sa volonté entêtée de demeurer sourde à tout ce qui n'est pas l'implacable loi de l'éthique contre les accommodements pragmatiques, soit totalement représentative des intellectuels.
On peut, toutefois, admettre que dans le for intérieur de ces intellectuels, il y a toujours une Antigone qui sommeille. Elle les tirerait par la manche s'ils s'abandonnaient à une vision dangereusement empirique de ce qu'ils ont seulement pour mission de blâmer ; en invoquant des valeurs sur lesquelles ils se gardent de toute définition explicite. Elles offrent l'intérêt, dans leur noble imprécision, de pouvoir apposer une grille apparemment respectable sur tout et n'importe quoi et d'ériger l'impuissance concrète en vertu fondamentale.
Il est vraiment trop facile, dans cette joute en permanence réactualisée entre Créon et Antigone, de donner toujours l'avantage à Antigone parce que Créon, enfermé dans une autarcie obtuse et bêtement efficace, ne mériterait que les quolibets adressés par la pureté à l'indécence de l'action.
Antigone et les intellectuels donnent des leçons. La société les écoute sans être persuadée que leur approche est la bonne puisqu'elle manque de cet élément capital qu'est l'affrontement des idées avec la vie du monde et le monde de la vie. Il y a des laboratoires brillants dont la finalité n'est pas la recherche mais une effervescence spéculative réjouissant ceux qui la pratiquent et appréciée par ceux qui n'ont pas la charge de gouverner.
Créon est contraint, à chaque fois qu'il entreprend, qu'il invente, qu'il colmate, répare ou réagit, de laisser s'interroger en lui la nuit et le jour, le pour ou le contre, le désir d'accomplir et le doute, le scrupule. Ce scrupule qui va retenir la main avant qu'elle ne se pose sur les problèmes et les tragédies ; ou qui lui donnera toute latitude pour réformer ou réprimer.
Il y a donc, dans tout Créon, une Antigone obligatoire. Les intellectuels se font des illusions quand leur haute conscience se croit fondée à commander au pouvoir. Celui-ci, avant eux, avant même de décider, s'est, dans une délibération singulière ou collective, enrichi d'une pureté qui l'a heureusement entravé ou d'une efficacité pour laquelle il a opté en définitive.
À supposer que la politique se confronte souvent à une alternative aussi éclatante et non pas seulement à des pratiques plus ambiguës où un zeste de morale peut s'accorder avec des conduites opératoires.
Prenons l'exemple de Calais. La diatribe de Yann Moix n'était pas seulement insultante à l'égard du président de la République mais aussi en raison du fait qu'elle présumait que le gouvernement n'avait attendu que lui pour se poser les questions nécessaires et se soucier d'éthique. Ce Zola au petit pied s'imaginait rayonner et faire se lever des aurores alors que le gouvernement, bien avant lui, avait arbitré pour un humanisme responsable - et pas seulement miséricordieux - sur le dos des Calaisiens.
Antigone seule, trop seule. Créon empli de la politique, de ses forces et de ses contraintes, riche d'Antigone mais portant aussi le monde sur ses épaules.
Que les intellectuels continuent à penser et à murmurer, au mieux, à l'oreille du prince.
Le prince n'est pas plus bête qu'eux, ni Créon qu'Antigone.
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