Jean-François Kahn disparaît : la liberté perd une plume
Jean-François Kahn quitte la scène médiatique qu’il emplissait de ses coups de gueule et de ses emportements médiatiques. Il la laisse un peu vide. C’est un journaliste marquant qui s’en va, une plume qui aura toute sa vie concilié la lucidité et le cabotinage, le talent et l’outrance, le génie des mots et la facilité. Il laisse une double trace, celle d’un souci de vérité, libéré du collier en or des serviteurs du système, et celle d’un certain courage. Celui de « voir ce que l’on voit », comme disait Péguy, à une époque où cette qualité pourtant basiquement journalistique risquait à tout instant de vous ranger parmi les pestiférés. Il peut ainsi figurer parmi les saint Jean-Baptiste de la contestation, parmi ceux qui ont ouvert la voie aux médias qui contestent le discours convenu. Avec ses limites... Il est resté sagement au centre, aux côtés d'un François Bayrou, cognant allègrement sur les plateaux contre le FN de Jean-Marie Le Pen.
Mais ce graphomane, capable de signer plusieurs articles par jour sous différents noms d’emprunt et un livre chaque année ou presque, était doté d’un sixième sens pour saisir les colères montantes du peuple. Des colères qui débordaient et secouaient les discours médiatiques des années 1980 à 2020, quand le politiquement correct n'était pas dominant mais écrasant, exclusif. Passé par la grande presse (Paris-Presse, Le Monde, L’Express), Jean-François Kahn a quitté le confort de ces magazines installés pour donner à la polémique et à la liberté de pensée hors des clous deux magazines : L’Événement du jeudi, qu’il crée en 1984, en pleine Mitterrandie, et Marianne, qui lui ressemblera comme un frère, en 1997. Les deux revendiquent un ancrage à gauche mais sont plus proches de Chevènement que de l’actuel Jean-Luc Mélenchon.
« Vous les médias, qui traquez et matraquez »
Parmi les innombrables essais de Kahn, certains titres résonnent aux oreilles de l’homme de droite comme un journal politique sorti... hier ! De La Guerre civile (Seuil), paru en 1982, suivi de Et si on essayait autre chose ? (Seuil) en 1983, en passant par Esquisse de la philosophie du mensonge (Flammarion), La Pensée unique (Fayard), On prend les mêmes et on recommence (Grasset Fasquelle) ou Tout était faux (Fayard) en 1998, JFK a eu l’œil acéré. Cet esprit libre sera coupé en rondelles lorsqu’il évoquera, à propos des débordements de Dominique Strauss-Kahn au Sofitel de New York, un simple « troussage de domestique ». La liberté de ton avait fini par envoyer sa facture.
Mais, dans cette œuvre pléthorique, il faut se pencher sur un livre : L’Horreur médiatique, paru chez Plon en 2014. Notre JFK français auscultait les causes du divorce croissant des Français avec leurs médias, à une période où le sujet était tabou. Ce fossé n’a cessé, depuis, de se creuser. Kahn partait des trois mots que tout journaliste de la presse mainstream entend rarement de manière amène : « Vous, les médias ». « Il suffit d’avoir officié, même occasionnellement, à la radio, à la télé ou dans la presse écrite pour s’être vu envoyer, par rasades, cette interjection à la figure : Vous, les médias ! », écrivait Kahn. Et il expliquait que jamais Clemenceau à L’Aurore, Jaurès à L’Humanité, Rochefort à L’Intransigeant ni Léon Daudet à L’Action française n’auraient subi cette interpellation. Il analysait les causes de cet amalgame hostile. « Vous les médias, autrement dit, une caste, un même monde, un univers clos, un ordre, un en-soi déconnecté du pour nous », écrivait-il. Ce monde des médias auquel il appartenait de toutes ses fibres, Jean-François Kahn lui reprochait de ne pas refléter les idées des Français mais plutôt d’empêcher le peuple de les exprimer. « Vous les médias, qui traquez et matraquez tout ce qui ne pense pas comme vous », entendait-il, derrière cette hostilité. Il avait perçu et creusé ce divorce dont le paroxysme fut sans doute le référendum de Maastricht, en septembre 1992. Ce divorce qui, aux États-Unis comme en France, est en train de bousculer le ronron de la paisible manipulation des masses. Kahn redoutait les effets de « l’information immédiate », celle des réseaux sociaux. Se serait-il joint aux censeurs ? C'est peu probable, car Kahn respectait les avis divergents, à l'ancienne.
Élégance
Lui qui ne ménagea pourtant pas le RN a, du reste, reçu l’hommage de… Bruno Gollnisch ! « Nous avons été confrontés l’un à l’autre en 2009 lors d’élections européennes dans la région Grand Est, se souvient l’ancien député à l’Assemblée nationale et au Parlement européen, membre du Conseil national du RN. Il conduisait la liste MoDem, et moi, celle du FN. Bien que L'Événement du Jeudi, le magazine qu’il avait fondé, nous eût été très hostile dans le passé, nos échanges sont toujours restés courtois ; et, à mon étonnement, nos points de vue se sont partiellement rapprochés. Il a eu l’élégance, rare, de tenir sa parole et de se désister au profit de sa suivante de liste, qui n’avait pas la même envergure. [...] Qu’il repose en paix… »
Les médias perdent une figure attachante et non attachée : dans sa génération, elles ne furent pas si nombreuses.
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