Jean Sévillia : « Il faut sortir de la guerre d’Algérie dans l’intérêt de la France ! »
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À l'occasion de la parution de son ouvrage Les Vérités cachées de la guerre d'Algérie, Jean Sévillia est interrogé au micro de Boulevard Voltaire. L'historien explique sa motivation profonde de dépassionner le débat en confrontant les points de vue pour faire émerger la vérité sur les crimes abominables de cette guerre. Mais c'est aussi tout un morceau d'histoire de l'Algérie qui est passé en revue dans le livre, depuis la conquête du pays par la France, en 1830, jusqu'à son indépendance. Pour Jean Sévillia, il est temps que la France et l'Algérie découvrent enfin des relations pacifiées. L'occasion d'évoquer l'avenir et "l'après-Bouteflika" pour les Algériens.
https://www.youtube.com/watch?v=HE6ueObrKPc&feature=youtu.be
Vous publiez Les vérités cachées de la guerre d’Algérie aux Éditions Fayard. Énormément d’ouvrages ont déjà été écrits sur la guerre d’Algérie. Pourquoi estimez-vous que les travaux faits jusqu’ici ne sont pas suffisants ?
Ce n’est pas que j’estime qu’ils ne sont pas suffisants mais, paradoxalement, qu’ils sont trop nombreux. Il y a énormément de livres sur la guerre d’Algérie. Celui qui veut se renseigner sur cette période de l’Histoire n’a que l’embarras du choix. Il y a presque trop de livres.
J’ai donc voulu écrire un livre de synthèse qui embrasse à la fois l’histoire de l’Algérie, depuis la conquête de 1830 jusqu’à l’indépendance de 1962. Il raconte les événements de la guerre d’Algérie proprement dit, c’est-à-dire la guerre d’indépendance de 54 à 62 et chaque point chaud polémique qu’il y a sur ce sujet depuis dix, vingt ou trente ans. Je veux parler, bien sûr, de la torture en Algérie, des manifestations algériennes du 17 octobre 61, etc.
C’est un livre de synthèse globale. Je ne dirais pas que c’est "La Guerre d’Algérie pour les nuls", mais presque.
Il faut préciser que ce n’est pas uniquement la guerre d’Algérie, mais aussi la conquête de l’Algérie. Première polémique : le terme même d’Algérie est une invention française…
Le terme est, en effet, une création française sous le règne de Louis-Philippe. En arabe, le terme d’Alger désigne la région d’Alger, le port et la ville alentour. Avant la conquête française, il y a eu la régence d’Alger. Les territoires étaient habités par différents peuples ou tribus. Ils étaient, d’ailleurs, souvent rivaux. Ils se sont souvent fait la guerre, puis unifiés lors de la conquête contre les Français. La France a fait une guerre dure, c’est évident.
Après cette guerre de conquête, il y a eu la colonisation, qui est la rencontre imparfaite entre deux mondes, c’est-à-dire entre la vieille France chrétienne et l’Algérie musulmane. Un rapport de domination s’installe donc entre un peuple dominant et un peuple dominé. En revanche, la France a énormément apporté à l’Algérie. Cela n’a jamais été une société d’apartheid. Il est certain que l’élite franco-algérienne était insuffisante. Un nationalisme algérien s’est donc créé, radicalisé et tourné contre la France, même s’il a été contrebalancé par beaucoup de musulmans d’Algérie. Cela fait aussi partie de la complexité de l’Histoire. Ceux-là aimaient et ont aidé la France, notamment les supplétifs musulmans de l’armée française - ceux qu’on appellera les harkis, selon un terme plus commode et plus réducteur.
Vous dites qu’il n’y avait pas d’apartheid. Pourtant, les Algériens natifs, qui avaient la nationalité française, étaient néanmoins privés pendant très longtemps de la citoyenneté française. Cela faisait coexister deux populations bien distinctes avec des droits inégaux…
Ce n’était pas une volonté de discrimination de la France ou d’apartheid. La difficulté de donner aux musulmans toute la citoyenneté française était liée à leur statut religieux, le statut de droit personnel coranique auquel tenaient les Algériens pour des raisons religieuses. C’est d’ailleurs tout à fait respectable. Cela leur donnait des droits particuliers en termes de mariage et de succession.
Ils ne tenaient pas à vivre selon le Code civil. La possibilité était offerte aux Algériens d’abandonner leur code personnel. Du point de vue islamique, c’était considéré comme une apostasie. Très peu l’ont donc voulu. Il n’y a pas eu de volonté discriminatoire de la France.
Il y avait, cependant, en effet, une contradiction dans le projet républicain puisque l’Algérie était la France, des départements français de la République française. Or, il y avait deux types de populations qui ont plus coexisté et cohabité qu’elles ne se sont fondues ensemble. Certaines familles ont eu de véritables amitiés entre Français européens et Algériens musulmans. Mais ces relations n’allaient jamais jusqu’à l’intime. Les Français d’Algérie employaient souvent cette formule : « Nous étions frères, mais pas beaux-frères. »
Si on veut parler polémique sur l’Algérie, on va évidemment parler de la guerre d’Algérie. Comment l’Algérie peut fournir à la France des Maurice Audin, qui était militant communiste anti-Algérie française, et des Jean-Marie Le Pen, qui se sont battus pendant la guerre d’Algérie. Comment ce sujet-là a-t-il pu fournir deux types de positions aussi tranchées l’une par rapport à l’autre ?
Par définition, l’Histoire n’est jamais unifiée, en particulier dans un pays comme la France, où la société n’a jamais été unanime. La guerre d’Algérie a entraîné des positionnements politiques différents. En effet, au sein de la France, l’opposition ou la participation à la guerre d’Algérie a été très clivante. Cet événement a marqué très profondément la politique et la vie intellectuelle françaises pendant une vingtaine d’années.
Aujourd’hui, quand on parle des vérités cachées de l’Algérie et qu’on aborde la question de la torture et les méthodes de l’armée française, on fait comme si l’armée française n’avait fait que torturer. Or, elle n’a pas fait que cela. Et ce n’est pas toute l’armée française qui a torturé. Et il y a bien d’autres gens qui ont torturé, mais ceux-là, on n’en parle pas. Le phénomène a déclenché contre la France une guerre d’indépendance en s’appuyant, dès le départ, sur l’arme du terrorisme. Cette arme du fort au faible est malheureusement assez courante dans l’Histoire classique. Aujourd’hui, on n’en parle pas. Or, le FLN, à partir de 1954 sans arrêter jusqu’en 1962, a commis des attentats contre les Français européens d’Algérie ou contre les musulmans d’Algérie favorables à la France. Attentats individuels, attentats collectifs, des bombes, des assassinats, des égorgements, des violences et des mutilations. Des crimes abominables ont été commis au nom de l’indépendance de l’Algérie. Si on condamne les violences pendant la guerre d’Algérie ou si on en fait l’analyse politique, d’accord, mais alors, mettons toutes les violences sur la table et n’incriminons pas seulement un seul versant de cette guerre.
Lorsque vous parlez des vérités cachées de la guerre d’Algérie, on imagine qu’elles seront historiquement incorrectes puisque la doxa majoritaire a tendance à se focaliser surtout sur les crimes commis par les Français. Il y a pourtant les crimes du FLN et il y a peut-être aussi eu un effet positif de la colonisation sur l’Algérie. Parlez-vous de tout cela dans votre livre ?
Mon livre n’est pas un livre de passion. Personnellement, je n’ai pas de liens avec l’Algérie. Je ne suis pas issu d’une famille française d’Algérie. Je ne suis pas, non plus, issu d’une famille de militaires. Mon intérêt pour cette période est purement un intérêt d’historien. J’ai voulu tout poser sur la table en faisant parler tous les acteurs. C’est un livre de synthèse. Je fais des références historiographiques permanentes. J’ai lu des historiens de gauche et de droite. Je confronte leurs points de vue. Je dégage ensuite ce que je pense être la vérité après une longue réflexion.
C’est un sujet qui me passionne depuis une bonne trentaine d’années. J’ai donc une énorme bibliothèque sur le sujet. J’ai beaucoup réfléchi et rencontré beaucoup d’acteurs. J’ai rencontré d’anciens harkis, des Algériens et des Français d’Algérie.
C’est un livre de maturité. Je n’aurais sans doute pas pu l’écrire à 25 ou 30 ans. Ça se veut un livre dépassionné et un livre d’ouverture. Mon but n’est pas de refaire la guerre d’Algérie mais, au contraire, je voudrais qu’on en sorte, pour l’intérêt de la France. L’Algérie est une nation extrêmement importante démographiquement. Ils sont quarante millions. L’Algérie est à nos portes. Il faudrait qu’on arrive à avoir des relations pacifiées avec ce pays.
Nous avons fait la paix avec l’Allemagne au début des années 60, quinze ans après Hitler. Nous sommes maintenant plus de cinquante ans après l’indépendance de l’Algérie. Nous n’allons pas refaire, en permanence, la guerre d’Algérie. Il faudrait, quand même, arriver à avoir une vision dépassionnée qui fasse la part des choses, des réussites, des échecs, des torts des Français et des Algériens, et passer à autre chose.
Vous avez magnifiquement introduit ma dernière question. En effet, l’Algérie arrive à un tournant. On arrive, a priori, à la fin de l’ère Bouteflika, même si ce dernier a annoncé sa volonté de se représenter. Au vu de son âge et de son état de santé, on peut supputer que dans les dix années à venir, l’Algérie va connaître un bouleversement politique majeur. Du côté des Français, nous avons vu, avec Emmanuel Macron, qu’il y avait une position un peu schizophrène sur ce sujet. D’un côté, on reconnaît les crimes commis en Algérie et, de l’autre, il y a une volonté de dépasser ces clivages-là. Même si vous êtes historien, on peut peut-être faire un peu de prospective.Nos relations avec l’Algérie peuvent-elles se normaliser avec la fin de l’ère Bouteflika ?
La fin de l’ère de Bouteflika sera une période à risque. On peut espérer qu’un pouvoir plus équilibré et plus en phase avec la réalité de la société algérienne de 2018/2019 puisse se dégager. Mais on n’en est pas certain. Il y a une part de risque. L’armée algérienne est, certes, puissante, mais l’islamisme existe. S’il y avait un basculement du système politique algérien, on entrerait dans une spirale dangereuse, non seulement pour l’Algérie, mais pour tout le bassin méditerranéen, et pour la France en particulier. Les écrivains algériens, que ce soit Kamel Daoud ou Boualem Sansal, avertissent tous sur le danger qu’il y a de l'après-Bouteflika, tout en souhaitant que ce système s’efface de l’Histoire.
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