Jérôme Fourquet : « La France a atteint un degré de déchristianisation qu’elle n’avait encore jamais connu »

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Le paysage sociologique français s'est considérablement modifié. En s'appuyant sur les données de l'IFOP dont il est directeur de département, Jérôme Fourquet publie un ouvrage, L'Archipel français. Naissance d'une nation multiple et divisée, dans lequel il décrit une fracture sociale, culturelle, éducative, géographique et ethnique de la France. Quelles en sont les causes ? Vivons-nous dans une société multiculturelle ? La crise des gilets jaunes s'inscrit-elle dans cette analyse ? Jérôme Fourquet répond au micro de Boulevard Voltaire. Un entretien exclusif à ne pas manquer !

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Vous êtes directeur du département opinion de l’IFOP. Vous venez de publier un ouvrage intitulé L’Archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée aux Éditions du Seuil. Qu’est-ce qui est à l’origine de votre enquête sur cette archipellisation de la France ?

Ce livre prend naissance dans mon travail quotidien à l’IFOP ainsi que ma réflexion et mon observation de la société française depuis une vingtaine d’années. J’ai senti le besoin de mettre tout cela sur papier. Je voulais mettre tous les éléments du puzzle, que j’avais mis de côté au fil des ans, en cohérence pour dresser un panorama le plus objectif possible de la société française d’aujourd’hui.
Le constat apparu est celui d’une fragmentation sans précédent de la société française sur des logiques économiques et territoriales. En reprenant et en affinant les tests de Christophe Guilluy, on s’aperçoit d'une fragmentation multiple.
Une fragmentation éducative et culturelle, avec une stratification de plus en plus accrue de la société française sur le niveau scolaire.
Une fragmentation idéologique et affinitaire sur certains modes de vie. On parlera peut-être, tout à l’heure, des gilets jaunes.
Et pour finir, une fragmentation ethnoculturelle avec le phénomène majeur de l’immigration de ces dernières décennies.
Ce phénomène a modifié, avec d’autres facteurs, la physionomie de la société française. Au terme de cette vague d’investigations, l’image qui nous est venue à l’esprit est celle de l’archipel. D’où le fait de parler d’archipellisation dans cet ouvrage. C’est une forme de fragmentation assez massive.
Il ne s’agit pas de mythifier un âge d’or, qui n’a jamais existé, d’une France totalement homogène et sans aucune fracture ni conflit. Mais de faire le constat d’un degré de fragmentation que la France n’a sans doute jamais connu par le passé.
Nous avons une banque de données historiques qui nous permet de regarder les évolutions au long court et d’observer les mutations qui ont accompagné la société française.
Au début du livre, on donne un exemple sur le phénomène de déchristianisation très avancée de la société française. On s’appuie sur des données d’enquête et des sondages de l’IFOP. Ces données montrent qu’à la veille de Vatican II, 35 % des Français déclarent aller à la messe tous les dimanches, alors qu’on est aujourd’hui entre 5 et 6 %.
En l’espace de deux générations, cette minorité de catholiques qui était encore très importante a vu son périmètre se réduire très significativement.

Selon vous, une des causes, voire la principale, de l’archipellisation de la France est le désagrègement de sa matrice catholique.

Ce n’est pas forcément la cause principale, mais c’est plutôt la cause première ou la plus ancienne. On arrive au constat que la société française a été matricée en profondeur par la philosophie, la culture judéo-chrétienne et par le catholicisme. Bien évidemment, cette imprégnation était maximale dans les zones et auprès des publics qui se déclaraient catholiques.
Face à eux s’est constitué un camp laïc et républicain dont la principale raison d’être était de s’opposer au premier pilier. Cette société française, depuis la Révolution française, s’est structurée sur cette opposition.
Le soubassement sur lequel deux blocs étaient assis était un sous-bassement structuré par ce référentiel judéo-chrétien.
Nous constatons deux choses. Le pilier catholique s’est disloqué. Il ne nous viendrait pas à l’idée de dire qu’il n’y a plus de catholiques en France. Ils sont encore bel et bien là, présents et très actifs. Néanmoins, on l’a dit tout à l’heure, 6 % de personnes déclarent aller à la messe tous les jours, contre 35 % il y a encore cinquante ans. On voit bien l’ampleur du décrochage.
Si ces catholiques existent encore, ils ne sont plus, aujourd’hui ,qu’une des îles parmi d’autres de l’archipel français. D’une part, il n’y a plus cette espèce de droit d’aînesse qui leur aurait été conféré. D’autre part, il n’y a plus cette capacité à peser très lourdement et significativement sur le cours des choses. Je vous donne un exemple. La mobilisation contre le mariage pour tous, en 2012, était une mobilisation massive. On montre que de nombreux catholiques sont prêts à descendre dans la rue, même si tous les catholiques ne sont pas descendus dans la rue à ce moment-là et si tous les gens derrière la bannière de la Manif pour tous n’étaient pas forcément catholiques. En dépit de cette mobilisation très massive, la loi est passée. On a donc une rupture par rapport à ce qui s’était passé trente ans plus tôt, en 1984, avec la mobilisation peu ou prou des mêmes milieux. Cette mobilisation avait, elle, donné lieu à un recul du gouvernement.
On voit donc bien que ce catholicisme en tant que force sociale, doctrine et croyance, a énormément perdu de terrain. Ce n’est pas complètement nouveau. En 1983, Marcel Gauchet a écrit un livre intitulé Le Désenchantement du monde. Il théorise la notion de la sortie de la religion. C’était il y a 35 ans. Mon livre lui rend, d’une certaine manière, hommage en disant que c’était quelque chose de très visionnaire et que nous sommes, sans doute, arrivés au stade ultime de cette sortie.
Si on est au stade ultime de cette sortie, c’est qu’à côté de ce pilier qui s’est considérablement fissuré, voire disloqué, c’est le sous-bassement qui se trouve être déstabilisé.
Je ne suis pas spécialiste de l’histoire des religions. Je me suis appuyé sur le livre remarquable de Guillaume Cuchet. Il revient sur cette question : comment notre monde a cessé d’être chrétien ? Je me range assez à son avis. Le phénomène de déchristianisation n’a ni commencé en 62 ni en 68. Il est bien plus précoce que cela. Il s’est manifestement accéléré dans les années 60.
Ce processus s’est accéléré. Il est concomitant à la montée en puissance de l’individualisme, un certain hédonisme qui se développe après la Seconde Guerre mondiale, au moment des Trente Glorieuses, avec le baby-boom. C’est la tendance de fond.
À cette tendance de fond, d'autres événements viennent amplifier les tendances. On peut penser à Mai 68. On peut aussi penser à Vatican II. Selon la formule de Cuchet, Vatican II met fin à ce qu’on appelle un certain « catholicisme populaire » fait d’obligations. C'était l’obligation d’aller à la messe, l’obligation de la confession, l’obligation de faire maigre le vendredi. Il s'agissait de toute une série de considérations qui structuraient des populations dans une culture et un rite catholiques.
Ce quadrillage-là ayant été ôté, le phénomène de déchristianisation qui avait déjà commencé a pris de la vitesse et de l’ampleur. Nous sommes, aujourd’hui, arrivés au stade que nous connaissons.

Sommes-nous, désormais, dans une société multiculturelle ?

Lorsqu’on analyse les prénoms donnés depuis 1900, on voit le déclin d’un prénom comme Marie. 20 % des petites filles nées en 1900 s’appellent Marie. Aujourd’hui, moins de 1 % des filles s’appellent Marie. Voilà un signe très tangible de cette déchristianisation.
On assiste, depuis les années 60, à l’essor de prénoms se rattachant à l’ère culturelle arabo-musulmane. Ces prénoms-là sont donnés à moins de 1 % des garçons nés en France au début des années 60.
On constate qu’en 2016, 18,5 % des naissances de garçons portent ces prénoms.
Cela ne veut pas dire que 18 % de la population française est rattachée à l’immigration arabo-musulmane. Mais que 18 % de la France de demain le sera.
Cela ne veut pas dire, non plus, que ces 18 % de très jeunes enfants aujourd’hui seront forcément musulmans. De la même manière, une jeune Marie n’a pas forcément vocation à devenir une fervente catholique.
Néanmoins, l’analyse menée montre que ces prénoms sont très massivement donnés par ces familles et qu’ils ne sont pas du tout donnés par des familles qui sont non issues de l’immigration. Mesurer l’évolution de la proportion de ces prénoms nous donne l’occasion de mesurer la dynamique de diversification de la société française opérée depuis une cinquantaine d’années.
Objectivement, avec 18 % de naissance portant des prénoms arabo-musulman en 2016, nous sommes, en termes de constat, de facto, devenus une société multiculturelle.

Cherche-t-on encore, en France, à intégrer véritablement ?

On cherche encore à intégrer. C’est l’intérêt bien compris de l’ensemble du corps social que l’intégration se passe bien. Là où nous avons manifestement un changement par rapport à des vagues d’immigration précédentes, c’est non pas sur la question de l’intégration, mais d’une éventuelle assimilation. C’est un terme un peu différent et beaucoup plus exigeant.
L’étude des prénoms donne un certain nombre d’éléments pour essayer de dresser un constat objectif.
On prendra un seul exemple. Celui des Polonais arrivés au lendemain de la Première Guerre mondiale dans le Pas-de-Calais. Cette arrivée se traduit très vite sur les registres de l’état civil par l’apparition de prénoms polonais. L’existence de prénoms polonais dans des proportions importantes va durer 20 à 25 ans, c’est-à-dire le temps d’une génération. La deuxième génération va massivement pratiquer le mariage mixte et les enfants à naître porteront des prénoms qui, pour l’essentiel, sont des prénoms français.
Il ne nous appartient pas, ici, de statuer sur le degré d’intégration de tel ou tel groupe, mais sur la question de l’assimilation de ces groupes. La société française et un certain nombre de ses institutions étaient beaucoup plus assimilationnistes qu’elles ne le sont aujourd’hui. Il y avait donc une pression. Tout cela ne se faisait pas forcément dans la joie et la bonne humeur, mais ce mécanisme-là fonctionnait.
On peut regretter ou se féliciter que tout cela ne fonctionne plus. Ce n’est pas le propos du livre. Le propos du livre est de dresser un constat. Quelles sont les spécificités de l’immigration d’aujourd’hui par rapport à des immigrations plus anciennes ? Encore une fois, l’intégration économique, sociale et patriotique peut se faire de manière totale.
Néanmoins, par le port de ces prénoms, la résurgence ou l’affirmation d’un certain nombre de pratiques culturelles ou religieuses aboutit à la constitution d’autres îles dans une société française déjà fragmentée.

La crise des gilets jaunes s’inscrit-elle dans votre analyse ?

Oui, à de nombreux points de vue. Cette crise des gilets jaunes illustre de nombreuses fractures françaises.
Tout d’abord, la plus évidente est la fracture géographique. La France qui s’est mobilisée est la France de l’étalement urbain et de la dépendance à la voiture. On retrouve, là, la France périphérique de Christophe Guilluy. Cette France périphérique converge, samedi après samedi, vers le cœur des métropoles pour se donner à voir, avec un gilet de haute visibilité, à cette population métropolitaine qui, elle, a le regard plutôt tourné vers l’extérieur. Cette fracture géographique est très claire.
Les données d’enquête de l’IFOP montrent également que l’attitude à l’égard de ce mouvement était très indexée sur le niveau de diplôme des personnes interrogées. On retombe sur notre mille-feuille évoqué précédemment.
Emmanuel Todd a beaucoup parlé, dans ses ouvrages, de cette stratification éducative à propos de la société française et des sociétés occidentales. On a, là, une illustration de tout cela.
Il n’y a pas d’homogénéité au sein même des couches les plus basses du mille-feuille français. La gauche de la gauche s’est évertuée à travailler la convergence des luttes et à faire en sorte que les habitants des banlieues se joignent au mouvement. Pourquoi ces quartiers-là ne se sont pas joints au mouvement ? Pour une part, pour des différences de mode de vie. On peut habiter dans une banlieue, être excentré du centre et être quand même relié au transport en commun. Le degré de dépendance à la voiture est donc moindre. En termes de reconnaissance, on peut dire qu’on est stigmatisé, mais on est encore un peu dans le film quand on habite là. Des différences culturelles ont également manifestement joué, notamment dans les quartiers où la population issue de l’immigration est très importante. Un réflexe consiste à dire « les gens sur les ronds-points ne nous ressemblent pas et nous n’avons pas forcément vocation à défiler ou à nous mobiliser avec eux ».
Ce mouvement des gilets jaunes nous montre bien les fractures territoriales, culturelles, ethnoculturelles. Leur style et leur mode de vie, pour ne pas s'arrêter à une lecture purement économiste des choses, amènent à des choix ou des stratégies erronées. Cela s’est révélé dans le cas des gilets jaunes.

Jérôme Fourquet
Jérôme Fourquet
Directeur du département Opinion à l'Ifop

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