La postmodernité tragique
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Il est des expressions qui ne sont ni convenables ni pertinentes. « Postmodernité heureuse » est du nombre. La France, foyer où s’élaborèrent les grandes et belles valeurs du monde moderne, éprouve, toutes tendances théoriques confondues, une véritable crainte devant la mutation de fond s’amorçant sous nos yeux. D’où la multiplicité des réactions, celles des élites, plus ou moins émotionnelles, curieusement en accord avec l’esprit du temps.
Ces mêmes réactions ne comprennent en rien la distinction entre « le savant et le politique » (Max Weber), conduisant comme nous le rappelait à loisir un de mes maîtres, Julien Freund, à une stricte « neutralité axiologique ». Lui-même en eut à souffrir !
« Neutralité axiologique » se contentant de constater ce qui est et non ce qui « devrait être » ou ce que l’on aimerait qui soit, etc.
C’est cela, la « pertinence » propre à la démarche universitaire, éclairant ceux qui en, fonction d’engagements politiques, philosophiques sociaux, veulent et peuvent s’en servir. Mais là encore, l’ambiance émotionnelle du moment est loin de favoriser la pensée et l’action sereines. Ainsi, la postmodernité naissante est-elle rien moins qu’« heureuse » et ne le sera jamais. Ayons la lucidité de mettre en perspective et évitons la confusion des mots : « mal nommer les choses contribue au malheur du monde » (Albert Camus).
La modernité est-elle essentiellement dramatique : le drame (drao, en grec) consiste à trouver une solution, une résolution. Le cerveau reptilien de l’oligarchie médiatico-politique s’emploie à rechercher une société parfaite à venir. Karl Marx l’a bien résumé : « Chaque société se pose les problèmes qu’elle peut résoudre. » La dialectique en est l’instrument de choix. Dans la « marxisation » des esprits, censément éclairés, le concept hégélien de « dépassement » (Aufhebung) est le b.a-ba de toute analyse.
On peut, ainsi, dépasser le mal, la dysfonction, la maladie, voire la mort. C’est cela, le mythe du progrès, c’est de cela que témoigne le transhumanisme qui en est l’héritier direct. En ce sens, oui, la modernité est heureuse !
Tout autre est le fondement de ce que fut la prémodernité, et de ce qu’est la postmodernité. Le tragique en l’expression achevée. Nécessité d’antique mémoire stoïcienne oblige, il convient de s’accorder tant bien que mal à ce qui est. Le tragique est aporique, c’est-à-dire sans solution a priori. Gilbert Durand, à la suite de Stéphane Lupasco, parlait, à l’opposé de la dialectique, d’une logique « contradictorielle ». Le contraire : mal, dysfonctions, mort… ne peut être dépassé. Il faut, comme le rappelle la sagesse populaire, « faire avec ». Le catholicisme traditionnel rappelait cela. Le culte marial de Notre-Dame de la bonne mort (église Saint-Porchaire à Poitiers) ou celui de Notre-Dame du bien mourir (abbaye de Fontgombault) ou le quatrième mystère joyeux du Rosaire, celui de l’Assomption de la Vierge Marie en témoignent.
Ainsi, parmi bien d’autres caractéristiques essentielles, l’analyse propre à la postmodernité, constate-t-elle, avec lucidité, le renouveau de la notion de limite. La frontière, le territoire, le terroir, etc., redeviennent d’actualité. Ainsi que je l’ai, à de multiples reprises, indiqué, le lieu fait lien. Pour reprendre une dialogie du philosophe Georg Simmel, « le Pont et la Porte », si le pont a caractérisé la modernité, le désir de la porte retrouve une indéniable actualité. Un oxymore peut résumer cela : « l’enracinement dynamique ! »
C’est en fonction de tout cela que, n’étant en rien spécialiste de l’islam, j’ai rappelé avec prudence (La Nostalgie du sacré, Cerf, 2020) que c’est le rouleau compresseur du rationalisme qui, en désenchantant le monde, a pu susciter les regains pervers (per via, prenant des voies détournées) du fanatisme. L’islamisme en est l’expression achevée.
Mais plus profondément, peut-être faudrait-il rappeler, avec Joseph de Maistre, que la « divinité des mahométans est un dieu des razzias ». Ou encore, en citant les premières pages du très beau livre d’Ernest Renan sur l’averroïsme, que « quand Averroès mourut, en 1198, la philosophie arabe perdit en lui son dernier représentant et le triomphe du Coran sur la libre pensée fut assurée pour au moins six cents ans ». Seul cet « au moins » est un peu trop prudent. L’actualité le prouve à loisir. C’est tout cela, également, qui rend peu pertinente l’astucieuse distinction, propre à la bien-pensance, entre l’islam et l’islamisme.
Voilà le constat que l’on peut, avec lucidité, faire. Et ce, en laissant à ceux dont c’est la fonction d’agir le soin de le faire. En reprenant une belle expression du cardinal Nicolas de Cues (in La Docte Ignorance), la coencidentia oppositorum, la coïncidence des choses opposées, doit se faire en rejetant cependant ce qui ne peut pas, ne doit pas être intégré dans ce qui pourrait être une harmonie conflictuelle. C’est cela que j’ai, en son temps, développé dans Le Temps des tribus. Voilà, également, en quoi la postmodernité est essentiellement tragique.
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