« L’Arménie vit un second génocide »

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Diana Mkrtchyan est arménienne et réalisatrice de cinéma (son film Ojakh, de l'autre côté du silence sur le génocide de 1915 paraîtra dans les prochains mois). Aux côtés de son mari, Me Denis Lescaillez, elle anime en France Arevik, une association pour « promouvoir la culture arménienne ». Pour BV, ils décrivent la situation tragique des habitants du Haut-Karabagh.

Sabine de Villeroché. Que se passe-t-il en Arménie, et plus précisément dans cette région du Haut-Karabagh ?

Denis Lescaillez. Le mardi 19 septembre 2023, l'Azerbaïdjan a lancé ce qu'il appelle « une opération militaire » dans le Haut-Karabagh (ou Artsakh), enclave arménienne montagneuse de 120.000 habitants, dont 30.000 enfants. Le lendemain, les derniers défenseurs arméniens rendaient les armes, laissant la population civile sans défense face à une armée azérie qui multiplie les exactions. Cette « opération » a débuté à 13 h 00, quand les enfants étaient à l’école et les parents au travail. Résultat : plus de 200 morts, dont des enfants, des milliers de personnes disparues, des villages encerclés par des forces azéries sans électricité, ni nourriture, ni communication. Très peu d’informations circulent sur ce qui est réellement en train de se passer au Karabagh. Il n’y a pas de journalistes étrangers sur place. L’absence d’électricité, coupée par l’armée azerbaïdjanaise au moment de l’offensive, rend la communication impossible.

Le dimanche 24 septembre, le Premier ministre arménien Nicol Pachinian a déclaré qu’il tenait l'Azerbaïdjan et les « forces russes de maintien de la paix » pour responsables de ce qui se passe dans la région. L'Arménie a réclamé à la tribune des Nations unies l'envoi immédiat au Haut-Karabagh d'une mission de l'ONU pour surveiller la situation sur le terrain et éviter un « nettoyage ethnique ».

S. de V. Pourquoi l'Azerbaïdjan s'en prend-il au Haut-Karabagh ? S'agit-il d'un conflit religieux ou ethnique ?

D. L. Le Haut-Karabagh a été rattaché par Staline en 1921 au territoire Azerbaïdjan soviétique sous le nom de République autonome de Haut Karabagh. Cette région a été le théâtre de deux guerres entre les deux ex-républiques soviétiques d'Azerbaïdjan et d'Arménie : l'une, de 1988 à 1994, a fait 30.000 morts, et l'autre, à l'automne 2020, 6.500 morts. À l’issue de la dernière guerre, les forces russes ont été déployées en Artsakh afin de garantir le cessez-le-feu.

En réalité, ces forces ont silencieusement assisté au blocus de l’Artsakh pendant dix mois (depuis décembre 2020) et n’ont pas empêché « l’opération militaire » des Azéris soutenue par la Turquie. Les 120.000 habitants vivaient, jusqu'à cette dernière attaque de mardi, avec la seule aide de la Croix-Rouge internationale qui leur fournissait des médicaments et un peu d'alimentation.

Diana Mkrtchyan. Le discours de l'Azerbaïdjan aujourd'hui évoque l'intégration de la population du Haut-Karabagh. Mais il faut savoir de quoi l'on parle : en réalité, les Arméniens vont partir ou être supprimés et l'Azerbaïdjan intégrera des territoires vides. Depuis le 22 septembre, plus de 5.000 personnes ont déjà quitté Artsakh. L'Arménie a annoncé accueillir 40.000 personnes. Mais que vont devenir les 80.000 autres ? Je ne sais pas, je crains le pire.

S. d. V. Quelle est la situation humanitaire, là-bas ? Avez-vous des nouvelles de vos proches ?

D. M. La situation a empiré, depuis le 12 décembre dernier, le jour où les Azéris qui se prétendaient « éco-activistes » (le monde entier a ainsi découvert qu'en Azerbaïdjan sévissaient des « éco-activistes ») ont décidé de bloquer le corridor de Latchin, la seule route reliant l’Arménie à l’Artsakh. Les habitants pouvaient sortir de l'enclave au bon vouloir des Azéris qui tiennent des listes de gens en fonction de leur profil Facebook et des propos qu'ils tiennent sur les réseaux sociaux. Autrement dit, on sait très bien que certains Arméniens listés ne seront jamais autorisés à sortir. Des étudiants ont été arrêtés et conduits à Bakou (la capitale de l'Azerbaïdjan). Des annonces des Azéris mettant des prix sur des femmes arméniennes circulent...

Selon les dernières nouvelles, l'exécution d’une famille entière a eu lieu dans le village de Vardadzor, de la région de Martakert. Des soldats azerbaïdjanais ont abattu un couple qui refusait de quitter sa maison. Peu de temps après, ils ont tué leur fils, qui était venu chercher ses parents. Dans le village de Sarnaghbyur, un homme et ses deux fils âgés de 8 et 10 ans ont été également tués. En tant que réalisatrice de cinéma, j'ai enregistré de nombreux témoignages. Je vous en livre ici quelques-uns. Goga Bagdasaryan, qui est enseignant [reproduit tel quel, NDLR], écrit ainsi de Stepanakert, le 22 septembre 2023 : « Stepanakert (la capitale du Haut-Karabakh) est remplie de personnes évacuées qui se trouvent dans des conditions épouvantables. Les gens dorment dans les couloirs des hôtels, tout le monde a faim. Les gens se cherchent. Dans les rues de Stepanakert, constamment, les gens viennent vers toi pour montrer les photos de leurs proches et demander si nous les avons vus. Partout, des enterrements. D'innombrables personnes sont assiégées, selon les données dont je dispose, certaines ont pu sortir (je ne sais pas qui a organisé cela). De nombreuses connaissances, des proches éloignés, des étudiants, des collégiens sont morts… Le cas des morts des collégiens est encore plus difficile pour moi en tant qu'enseignant. Pas de mot pour décrire ce qui se passe. Ce qui m'est arrivé, ce que j’ai éprouvé et ce que je continue à vivre, je ne le partagerai jamais avec personne. Ne me posez pas de questions. »

Un autre raconte que « les forces armées azerbaïdjanaises ont attaqué des maisons d'habitation, des jardins d'enfants et des écoles avec de l'artillerie et des avions. Des véhicules ont également été endommagés. Pourtant, il n'y avait pas d'installations ou d'équipements militaires à proximité… »

Un des habitants de Stepanakert qui se prépare à quitter sa ville déplore : « Je ne pourrai pas dire adieu à mon père pour toujours parce qu'il y a des militaires azerbaïdjanais dans la zone du cimetière. »

S. d. V. Quelle réaction peut-on espérer de la communauté internationale ?

D. L. Une réaction totalement hypocrite : la communauté internationale fait comme si l'Azerbaïdjan était un État démocratique occidental dans lequel il y a un respect des droits des minorités garanti par un système juridique et qui souhaite intégrer la population du Haut-Karabagh. C'est loin d'être le cas : c'est une dictature nationaliste qui, depuis des années, multiplie les déclarations agressives contre les Arméniens et qui enferme ses journalistes et ses opposants.

En réalité, l'armée azérie l'a montré déjà en 2020 : elle épure complètement tous les territoires qu'elle a conquis de sa population arménienne et détruit même les traces de sa civilisation : les églises sont attaquées, dans les cimetières, les pierres tombales arméniennes sont détruites. Il y a une volonté d'éradication complète de toute trace d'existence des Arméniens. Dans quelques années, avec le recul, la communauté internationale réalisera peut-être que l'Arménie vit un second génocide [après celui de 1915, NDLR].

S. d. V. Comment expliquer cette « grande hypocrisie », comme vous l'appelez ?

D. L. Il y a des intérêts économiques énormes. Les Allemands ont besoin du gaz azéri, qui est en réalité du gaz russe qui transite par l’Azerbaïdjan, depuis la guerre en Ukraine. C'était, d'ailleurs, la raison de la venue d'Ursula von der Leyen après le début de la guerre en Ukraine en 2022. L’intérêt de préserver les relations avec ce pays est bien entendu économique. Une grande partie de l’Europe est dépendante de l’Azerbaïdjan.

Israël, qui a besoin d'un allié militaire aux frontières de l'Iran, fournit en armes l'Azerbaïdjan. La Russie, présente au Haut Karabagh avec 2.000 soldats, désarme la population mais a intérêt, pour justifier sa présence, que des dizaines de milliers d'Arméniens y restent. Car, s'ils partent, elle aussi devra partir.

Le seul soutien militaire réel pourrait venir de l'Iran, frontalier des deux pays. Mais c'est un paria international. L'Iran a massé des troupes en 2020 sur la frontière et indique être très attaché à ce que l'Arménie reste intacte. C'est peut-être la seule chose qui fera réfléchir l'Azerbaïdjan dans son intention d'annexer le sud de l'Arménie.

Toutes ces campagnes militaires sont supervisées par la Turquie. L'Arménie elle-même est prise en étau. Elle ne peut intervenir en combattant l'Azerbaïdjan à l'Est et la Turquie à l'Est. Dans l'hypothèse où elle enverrait de l'aide militaire au Karabagh, prétexte serait pris par les Azéris et par les Turcs d'envahir le territoire arménien et de se saisir enfin de cette zone afin d'étendre le monde turcophone jusqu'à la mer Caspienne.

Les Américains sont très prudents et les Français sont les seuls à avoir des mots un peu plus incisifs à l'égard de l'Azerbaïdjan, mais sans toutefois que cela ne se traduise dans une coopération, une aide ou des actes réels. On peut toujours envoyer des observateurs à la frontière qui constateront qu'effectivement, l'armée azerbaïdjanaise envahit le territoire de la République d'Arménie, mais hélas, cela n'ira sans doute pas plus loin.

Sabine de Villeroché
Sabine de Villeroché
Journaliste à BV, ancienne avocate au barreau de Paris

Vos commentaires

26 commentaires

  1. C’est une véritable honte ! Quel scandale…Les mots ne sont pas assez forts pour ce que vit actuellement les Arméniens. Et cela devrait aussi nous interpeller pour l’avenir…devinez de quel pays…

  2. Le plus grave, ce n’est pas que l’Azerbaïdjan se comporte comme ça. Ce qui est très grave, c’est que la communauté internationale ne bouge pas et pour cause, ce sont des chrétiens et le agresseurs sont musulmans, en plus nous augmentons les importations de gaz russe via l’Azerbaïdjan, donc la boucle est bouclée, au diable les Arméniens, qu’on n’en parle plus. Scandaleux!

    • Oui, en effet . Encore un effet de la dhimmitude ambiante… Des guerriers volontaires pour défendre les terres chrétiennes ancestrales, comme ceux qui sont allés défendre Jérusalem an l’an 1000 ?

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