Le Bordeaux, un vin de droite à abattre ?

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Dans la grogne qui monte, du côté de tous les travailleurs de la terre, les viticulteurs girondins ne sont pas en reste : « Après la grande distribution ou le monde du négoce, des viticulteurs du collectif Viti 33 ont ciblé, ce jeudi 14 novembre, la maison mère des appellations bordelaises, à Beychac-et-Caillau. » peut-on lire dans Sud-Ouest. La culture viticole, que l’on prétend épargnée par la menace du Mercosur, se bat déjà depuis plusieurs années pour sa survie.

In Vino veritas, dit-on, mais l’on pourrait dire aussi que c’est toute la France qui est dans le vin, « car le vin, c’est la France », écrit Philippe de Villiers, dans son dernier livre, Mémoricide. À l’image du reste, de tout ce qui a été la grandeur et la fière identité française, la filière viticole française est en déshérence. Ce patrimoine hérité de siècles de sueurs de fronts français et de travail de la terre part en fumée. Un grand plan d’arrachage des vignes a commencé en 2024 en Gironde, parce que les viticulteurs ne peuvent plus faire face : « 1.209 dossiers de demande d'aide à l'arrachage de vignes ont été déposés en Gironde […] sur une superficie de 8.000 hectares et devant intervenir en ce début d'année 2024 », peut-on lire sur le site Terre de Vins, qui continue en citant Didier Cousinez pour l’association Viti 33 : « Nous sommes loin des 10 % de la surface totale du vignoble bordelais initialement annoncés, et encore plus loin de ce que l'on devrait réellement arracher, compte tenu de la baisse de la consommation, des stocks de vin qui ne se vendent pas et de la situation critique de beaucoup de vignerons : ce sont, en réalité, plus de 30.000 hectares qu'il faudrait arracher dans le Bordelais. » Ainsi, on arrache ce que des générations de vignerons ont planté, on fait table rase de « cette France-là, celle de Rémi et des premiers arpents », selon la formule de Philippe de Villiers, parce que le vin, et le bordeaux particulièrement, ne se vend plus, contraignant les vignerons de Gironde à cesser leur production. Yves d'Amécourt analyse ce déclin par une évolution sociologique. Le vin de Bordeaux est aujourd'hui considéré comme trop « convenu », à l'heure où chacun cherche à se démarquer, à sortir du lot. Il n'existe plus de « vins de famille », plus de continuité dans la consommation de tel ou tel cru. De plus, il continue en expliquant qu'on emmène au cimetière ceux qui buvaient le vin quotidien, que depuis quarante ans, le gouvernement n'a cessé, au nom de la lutte contre l'alcoolisme, de taper sur le vin : la consommation du vin de table a baissé mais nombreux sont ceux qui se sont rabattus sur d'autres boissons, voire d'autres substances bien plus nocives.

Au mois de janvier 2024, Sud-Ouest racontait déjà « l’hécatombe », parlait de ces vignerons au bord du suicide, rapportait que « l’association Solidarité paysans croule sous les demandes liées à la crise du vignoble ». Mais pourquoi tant de haine ? Pourquoi le vignoble bordelais, autrefois synonyme de richesse et de fierté nationale, est-il en train de mourir ?

Justement parce qu’il avait été « sacré », placé tout en haut d’une hiérarchie - distinction malvenue à une époque où l’égalitarisme règne, où « le sacré est rétrograde. Réactionnaire. Le sacré est périmé », comme le dit Jean Le Gall, un des auteurs du livre En défense des vins de Bordeaux paru au Cherche Midi ce mois-ci. La fin du bordeaux rejoindrait « le meurtre symbolique du père » qui régit nos sociétés contemporaines, « le déclin de l’image du père, assimilé au patriarcat », explique Isabelle de Cussac, interrogée par Jean-Paul Kauffmann. Le bordeaux serait, dans la viticulture, cette figure patriarcale, punie pour avoir dominé le monde du vin français voire international depuis si longtemps. Aujourd’hui on déteste les gloires passées.

Pour Jean-Luc Schilling, co-auteur du livre, les consommateurs considéreraient « les crus girondins [comme] des reliques à oublier ou à reléguer dans la cave de grand-papa ». Jean Le Gall raconte qu’il se fait accuser de « défendre ce vin de droite » et qu’« en accolant au bordeaux une étiquette politique conservatrice désormais honnie des centre-villes et de la néo-bourgeoisie, on espère l’abîmer davantage ». Pour lui, dans le vin comme dans le reste de la société, « un nouveau partage du monde met en face les gardiens de ruines et les démolisseurs ». Le bordeaux, selon ces auteurs, est au vin ce que le classicisme est à la littérature : il est travail et recherche de la perfection nette et pure, il demande un travail humain hérité du savoir-faire transmis de génération en génération, il exige la patience, il ne répond pas aux diktats actuels de la consommation et du plaisir immédiat comme il ne répond pas aux diktats de la société du bien-être uniformisé. Le vin, et le bordeaux notamment, « est intimement mêlé au corps de la France », écrit encore Philippe de Villiers, et pour Isabelle de Cussac, « dans le bordeaux bashing, ce sont les valeurs d’un prétendu ancien monde qui se trouvent dénigrées ».

Le dépérissement du vin, du bordeaux particulièrement, symbole culturel, civilisationnel et même religieux de l’Occident, cristallise la décrépitude de cet héritage national : comme on détruit les statues de ceux qu’on a glorifiés, les vignes de bordeaux, autrefois reines culturales et gloires nationales, sont arrachées, sacrifiées sur l’autel du plaisir facile, de l’économie mondialisée, victime d’une société du nivellement par le bas. « Brûle ce que tu as adoré, adore ce que tu as brûlé » : la phrase célèbre de saint Remi n’a jamais semblé aussi à propos.

Vos commentaires

20 commentaires

  1. Cette explication du déclin du Bordeaux me paraît un peu tirée par les cheveux. Une activité doit évidemment s’adapter à son marché. Si celui-ci baisse, on diminue l’offre ou on trouve un artifice marketing pour le vendre. Il faut noter que ce sont les deux vignobles les plus étendus de France (Bordeaux et Languedoc Roussillon) qui souffrent le plus. Ceux qui sont restés à taille plus humaine ne semblent pas confronter une crise majeure. Dans les petites appelations de la vallée du Rhône sont de petites tailles (condrieu 125ha cultivés, Saint Joseph 1000 ha, Cotes Roties 280 ha), les vignerons que je connais ne se plaignent pas, leurs productions s’écoulant très bien (Bien peu de stock à vendre en fin de saison). Taille d’entreprise, offre moins abondante, prix généralement maîtrisés, appelations reconnues comme telles et non pas comme « vin des Côtes du Rhône » et ça marche….

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