[LE ROMAN DE L’ÉTÉ] Opération Asgard – Coup de téléphone

ASGARD3

Pour retrouver l'épisode précédent, c'est ici.

C'est l'été et, comme chaque été, c'est le moment de changer un peu d'air, de prendre un peu plus de temps pour lire. BV vous propose, cette année, une plongée haletante dans la clandestinité durant la Seconde Guerre mondiale. L'auteur et l'illustrateur, Saint Calbre et La Raudière, nous racontent l’histoire d’un jeune étudiant d’Oxford, Duncan McCorquodale, issu d’une vieille famille écossaise, qui, en 1940, va être recruté par le Special Operations Executive (le fameux SOE), créé par Churchill cette même année 1940 lorsque toute l'Europe, sauf la Grande-Bretagne, s'effondrait face à Hitler. L’histoire, donc, d’un jeune patriote dont le « bon sang ne saurait mentir », comme naguère on avait encore le droit de dire. Il va se lancer, corps, âme et intelligence, dans la nuit jusqu’à devenir semblable à elle, pour reprendre l’expression de l'Iliade d’Homère. Car c’est dans la nuit qu’agissait le SOE ! Nos deux auteurs, Saint Calbre et La Raudière, tous deux saint-cyriens, « ont servi dans les armées », nous dit laconiquement et, pour tout dire, un peu mystérieusement, la quatrième de couv’ de ce roman publié aux Éditions Via Romana. On n’en sait et on n'en saura pas plus. Au fond, c’est très bien ainsi : « semblables à la nuit », comme leur jeune héros…

Opération Asgard est le premier tome d’une série qui va suivre notre héros sur plusieurs décennies : de la Seconde Guerre mondiale, en passant par la guerre froide, jusqu’à la chute du mur. Le second tome paraîtra cet automne.

Publié par BV avec l'aimable autorisation des Éditions Via Romana.

 

Chapitre 3

Coup de téléphone à Lord Lachlan

 

Le jeune homme prit un moment pour comprendre ce qui venait de se passer. Il venait d’être recruté par une organisation secrète, au service de son pays. Il allait faire son devoir de soldat, plus tôt que les autres, et dans des circonstances où on lui promettait l’aventure. Tout cela était enthousiasmant.

Le plus intéressant dans tout cela, c’était l’inconnu. Qu’y aurait-il derrière la porte du 64, Baker Street ? À quoi ressemblerait son entraî­nement ? Aurait-il la chance d’être jugé digne de partir rapidement en mission ? Il décida de s’en remettre à la Providence. Du côté de son père comme du côté de sa mère, on était catholique depuis fort longtemps, dans des pays protestants qui plus est, ce qui enracine la foi. Le Bon Dieu aviserait – et tout irait pour le mieux.

Il marcha vers le téléphone de bakélite noire qui se trouvait sur le bureau et composa le numéro du manoir de Phantelean en tournant le cadran.

Phantelean, qui en gaélique veut dire « l’île Blanche », était le lieu de résidence des McCorquodale depuis au moins trois cents ans. Le reste se perdait dans la légende. C’était une presqu’île, en réalité, qui avançait jusqu’au milieu d’un grand lac, le Loch Tromlee, entouré de forêts épaisses et de hautes collines. Au sommet de cette petite île, on trouvait, dans les brumes, le grand manoir du chef de clan, le baron Lachlan McCorquodale of that Ilk, le père de Duncan. Son château était fait de pierres de la région ; gris, immense, flanqué de tours carrées, il n’avait pourtant rien de strictement médiéval ; et, s’il ne ressemblait guère aux châteaux de la Loire, il avait un air de sombre majesté qui imposait le respect.

Lady McCorquodale, qui venait d’une famille allemande, avait rencontré son mari après l’armistice de 1918 et l’avait suivi par amour dans cet endroit isolé. Elle supportait cette situation avec beaucoup de bonne humeur – aidée en cela par les nombreux voyages qu’elle préparait pour sa famille, la plupart du temps l’été, sur la Riviera française.

À l’autre bout du fil, il pouvait imaginer sans difficulté le bruit de la sonnerie du téléphone, récemment installé dans cette région presque inhabitée de l’Écosse, qui retentissait sur l’île de Phantelean, berceau de sa famille, et résonnait dans les interminables couloirs du rez-de-chaussée. Susan, la gouvernante, devait certainement trottiner jusqu’au combiné en faisant sonner ses pas sur le parquet sombre. On ne devait pas être loin de l’heure du dîner.

— Manoir de Phantelean, fit une voix de femme, avec un très fort accent des Highlands.

— Bonsoir, Susan, c’est Duncan.

— Oh, bonsoir monsieur, répondit la gouvernante sur un ton maternel.

— Je suis désolé d’appeler si tard – je veux dire, j’espère que la famille n’est pas à table – mais je voudrais parler à mon père, s’il vous plaît.

— Mais certainement, monsieur. Ils sont à table, j’en ai peur, mais je vais demander à monsieur le baron s’il vous prend au téléphone.

— Merci beaucoup.

Quelques minutes. Susan devait s’essuyer machinalement les mains sur son tablier, trotter jusqu’à la salle à manger, prévenir Lord Lachlan…

— Bonsoir Duncan, fit une voix grave et profonde.

— Bonsoir Père, répondit le jeune homme. Je suis désolé de vous déranger mais je devais vous parler.

— Eh bien, parle, bien sûr.

— Voilà, commença Duncan. Je viens d’être reçu par monsieur Lindsay et un général, le général Gubbins en fait. Vous vous connaissez, je crois – la bataille de la Somme et le général Carton de Wiart…

— Oui, oui, bien sûr, répondit Lord Lachlan. Bien sûr. Colin est un héros, un très bon officier – et quelqu’un de tout à fait original, je dois dire. Il a toujours d’excellentes idées. Que voulait-il ?

— Voilà, Père, il m’a proposé de participer à la guerre – je veux dire, pas exactement comme soldat, mais enfin quelque chose de différent. Des opérations spéciales, je dirais – je ne sais pas si vous voyez de quoi il est question mais…

— Mais je crois que le téléphone n’est pas le meilleur moyen de m’en parler, mon garçon.

— Très bien, Père.

Duncan ignorait totalement qu’on pût intercepter les communi­cations téléphoniques, mais il obéissait par principe.

— Voyons, reprit Lord Lachlan McCorquodale, tu vas servir ton pays, n’est-ce pas ?

— Oui, tout à fait, Père.

— Combien de temps ?

— Je l’ignore. Je pars demain, puis ils m’entraîneront.

— Et je suppose que le maître du Collège est au courant de ton absence prolongée ?

— Oui, Père.

— Et maintenant, moi aussi. Je te remercie de me l’avoir dit aussi rapidement.

Il y eut un silence. Lord Lachlan ne parlait généralement pas beaucoup. Il essayait sans doute de rassembler ses conseils en une seule phrase.

— Te souviens-tu, dit-il enfin, du premier chant de l’Iliade ?

— Bien sûr, Père. Je m’en souviens presque par cœur.

L’Iliade était son ouvrage préféré, dépassant de peu l’Odyssée. C’était, comme on le sait, l’histoire de la terrible guerre entre les Troyens, dont le prince Pâris a enlevé la belle Hélène, et les Achéens (les Grecs), dont le roi des Spartiates, Ménélas, avait mobilisé tous les autres rois pour arracher sa femme au sortilège d’Aphrodite et venger son honneur d’époux. Les chants étaient les chapitres, et le premier d’entre eux était connu de tous les hellénistes.

— Peux-tu me raconter ce qu’il s’y passe ?

— Eh bien, Chrysès, le père de Chryséis, vient demander aux Grecs de lui rendre sa fille, qu’ils ont capturée et qu’ils traitent comme une esclave. Les Grecs refusent. Alors Chrysès demande l’aide d’Apol­lon, et Apollon massacre les Grecs avec ses flèches.

— C’est très bien. Te souviens-tu de l’expression d’Homère à propos d’Apollon ?

— « Le cœur enflammé de colère, commença Duncan qui traduisait mentalement le texte grec, il descend des sommets de l’Olympe portant sur son dos l’arc et le carquois : dans sa course, les flèches retentissent sur ses épaules. Il s’avance, semblable à la nuit, s’arrête non loin des navires, et lance un de ses traits : l’arc d’argent rend un son éclatant et terrible. »

— Voilà ! dit Lord McCorquodale.

— Comment cela ?

— C’est cela, ton travail. L’Europe est captive comme Chryséis, la belle jeune fille aux cheveux d’or, et les Allemands ne la rendront pas. Pour la délivrer, il faut les frapper fort. Et pour cela, tu dois devenir semblable à la nuit.

— Je ne comprends pas, Père.

— C’est pourtant simple : tu te confonds avec la nuit. On ne te voit pas venir. La nuit est puissante et terrifiante. Elle trompe la vue des hommes qui s’imaginent que des monstres se cachent dans le noir. La nuit a toujours le dernier mot, et on ne voit rien de ce qui s’y prépare, jusqu’à ce que parte la flèche. Alors les ennemis sont détruits jusqu’au dernier. La nuit est patience et colère. Peur et quiétude. Semblable à la nuit. C’est cela que tu vas devenir.

— Comment le savez-vous, Père ?

— Eh bien… disons que je l’imagine.

Lord Lachlan marqua un temps.

— Je transmettrai la nouvelle à ta mère et à tes sœurs. Écris-nous quand tu le pourras.

Puis, d’une voix changée :

— Duncan, je suis fier de toi.

— Merci, Père, répondit son fils d’une voix chargée d’émotion.

— Que Dieu te garde.

Clic. Dans le manoir de Phantelean, Lord Lachlan McCorquo­dale avait reposé le combiné et devait maintenant se diriger vers la mère et les sœurs de Duncan pour leur annoncer la nouvelle.

« Semblable à la nuit », se répéta-t-il à mi-voix.

Et comme il ne perdait pas le sens des priorités, il ajouta immé­diatement pour lui-même : « Et maintenant, allons dormir. Demain commence l’aventure. »

À suivre...

Cet article a été mis à jour pour la dernière fois le 26/07/2024 à 19:42.

Pour ne rien rater

Les plus lus du jour

L'intervention média

Lire la vidéo

Les plus lus de la semaine

Les plus lus du mois