[LE ROMAN DE L’ÉTÉ] Opération Asgard – Le chef s’expose

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C'est l'été et, comme chaque été, c'est le moment de changer un peu d'air, de prendre un peu plus de temps pour lire. BV vous propose, cette année, une plongée haletante dans la clandestinité durant la Seconde Guerre mondiale. L'auteur et l'illustrateur, Saint Calbre et La Raudière, nous racontent l’histoire d’un jeune étudiant d’Oxford, Duncan McCorquodale, issu d’une vieille famille écossaise, qui, en 1940, va être recruté par le Special Operations Executive (le fameux SOE), créé par Churchill cette même année 1940 lorsque toute l'Europe, sauf la Grande-Bretagne, s'effondrait face à Hitler. L’histoire, donc, d’un jeune patriote dont le « bon sang ne saurait mentir », comme naguère on avait encore le droit de dire. Il va se lancer, corps, âme et intelligence, dans la nuit jusqu’à devenir semblable à elle, pour reprendre l’expression de l'Iliade d’Homère. Car c’est dans la nuit qu’agissait le SOE ! Nos deux auteurs, Saint Calbre et La Raudière, tous deux saint-cyriens, « ont servi dans les armées », nous dit laconiquement et, pour tout dire, un peu mystérieusement, la quatrième de couv’ de ce roman publié aux Éditions Via Romana. On n’en sait et on n'en saura pas plus. Au fond, c’est très bien ainsi : « semblables à la nuit », comme leur jeune héros…

Opération Asgard est le premier tome d’une série qui va suivre notre héros sur plusieurs décennies : de la Seconde Guerre mondiale, en passant par la guerre froide, jusqu’à la chute du mur. Le second tome paraîtra cet automne.

Publié par BV avec l'aimable autorisation des Éditions Via Romana.

 

 

Chapitre 24

Le chef s’expose

 

À 6 heures précises, Duncan McCorquodale se trouvait dans le bureau du major Vaughan, au premier étage du château d’Arisaig. C’était une pièce meublée avec sobriété, sans chaleur, sans recherche. Derrière une table de travail découpée dans une planche et posée sur des tréteaux, Vaughan, éclairé par une lampe métallique, était en train d’écrire. Par la fenêtre, à droite de Duncan, le ciel plombé, aux reflets mauves, promettait l’orage. Au mur, un calendrier à feuilles affichait la date du jour : 26 février 1941 – mercredi des Cendres.

Trois mois exactement avaient passé depuis une autre convocation, dans le bureau du maître des études de Balliol, quand le général Gubbins lui avait proposé de rejoindre une bien étrange organisation, atypique et complète, pour servir son pays.

— Lieutenant McCorquodale, à vos ordres, Sir.

Contrairement à Alexander Lindsay, le major Vaughan ne releva pas immédiatement la tête. Il se donnait le temps de finir ce qu’il écrivait. Le regard de l’agent parcourut le bureau : une lettre venant de Scotland Yard, se concluant par la mention « vaines recherches », trois portraits-robots correspondant au souvenir qu’il avait des visiteurs de Rhu Point, un courrier – celui que Vaughan était en train de relire – adressé au ministre Dalton, copie au général Gubbins. Duncan n’arrivait pas à déchiffrer ce qu’avait écrit le major, mais il constatait avec satisfaction que l’enquête sur cette intrusion ennemie se pour­suivait – quoique apparemment sans résultat.

— Repos. Asseyez-vous, laissa tomber Vaughan sans regarder Duncan. Puis, quand il eut fini de noter, d’une écriture minutieuse et appliquée, ce qu’il avait besoin de noter :

— Tout se passe-t-il comme vous voulez, jusqu’à maintenant ?

Décontenancé par la question, Duncan prit le parti de sourire :

— Oui, Sir, pour l’instant tout se passe bien. Je ne vois pas ce que…

— Vous êtes-vous demandé, coupa Vaughan sans élever la voix, pour quelle raison vous passiez en premier sur ce travail de conception ?

— Non, Sir, je ne me le suis pas demandé.

— Mmmh…

Vaughan regarda vers le plafond comme s’il cherchait une formule adaptée.

— Vous êtes actuellement, dit-il enfin lentement, à 20 % de votre potentiel. Vous roulez en première. Vous regardez le paysage et surtout, dit-il en détachant les syllabes, vous vous planquez.

Duncan sentit l’intérieur de son corps se glacer. Ce n’était pas de la peur ni de la colère. C’était plutôt une forme de honte d’être ainsi considéré. Il ne semblait pourtant y avoir chez Vaughan aucun souhait d’humilier. Il voulait simplement exprimer sa pensée d’une manière juste. Planqué, lui ! Le jeune agent, qui mourait d’envie de répondre, garda le silence.

— Vous ne vous planquez pas physiquement, bien sûr, continua Vaughan d’un ton tout aussi neutre. Vous n’êtes pas… disons… spectateur. Mais vous vous en remettez aux dons que vous pensez avoir. Vous ne pensez pas à cultiver ceux que vous n’aviez pas repérés. Vos qualités de chef, par exemple.

Duncan ne disait toujours rien.

— Vous portez maintenant des galons de lieutenant, mais vous ne considérez pas encore avoir charge d’âmes. Vous jouez cavalier seul. Vous êtes un bon camarade, certes, et vous prenez des initiatives, mais plutôt par jeu, parce que commander vous est facile, pas par goût du service. Et si, à mon humble avis, vous avez des qualités de chef, c’est parce que vous avez aussi des défauts de chef, qui sont toujours plus faciles à identifier que les qualités : vous êtes notamment orgueilleux, obstiné, persuadé d’avoir raison. Nous vous avons choisi pour être agent secret parce que vous avez des défauts d’agent secret : vous prenez plaisir à jouer des tours, vous êtes capable de mentir et de tromper votre monde (si c’est pour la bonne cause) et la violence vous dérange moins qu’un autre. Malgré cela, vous utilisez ces défauts, qui pourraient faire de vous une canaille, pour un plus grand bien. Il est désormais temps d’utiliser vos défauts de chef pour un plus grand bien également. Il n’y a pas de jugement de ma part dans ce que je vous dis : j’ai, moi aussi, des défauts de chef, puisque je suis en train de vous assener mon jugement avec la certitude de vous avoir cerné.

Vaughan sourit avec une bonté paternelle. Duncan, mortifié par cette description qui, pour son malheur, lui semblait toucher parfaite­ment juste, se taisait encore. Il y eut un silence.

— Tous les détails qui concernent votre mission se trouvent là-dedans, fit le major d’un coup de menton, désignant un mince dossier beige, sanglé et tamponné « Secret – classifié ». Pour ce genre de travail, nous devons pour une fois utiliser du papier, comme vous vous en doutez. Vous pouvez l’emporter, mais ne vous le faites pas voler. Vous avez une semaine pour préparer votre mission, en dehors de vos heures de cours naturellement. Si vous avez la moindre hésitation sur la conduite à tenir, passez par Nichols ou, s’il le faut, demandez-moi un entretien. Sur ordre, vous donnerez vos instructions à vos camarades et vous vous mettrez en mouvement. Questions ?

Déstabilisé par les phrases tranquilles, impitoyables, de son chef, Duncan répondit par la négative et se saisit du dossier. Il fit un geste pour se lever. Vaughan, d’un mouvement de la main, l’invita à rester assis.

— Peut-être vous ai-je paru un peu dur, dit-il. Tant pis. Je vous demande de retenir une seule chose, qui résume tout mon propos : le chef s’expose. Votre métier vous demandera de disparaître, à la grâce de Dieu. Mais en tant que chef, vos équipiers vous regarderont. Le chef s’expose : il se met en danger, moralement comme physiquement. Il exprime ses idées quoi qu’il lui en coûte. Il ne meurt pas avec des regrets. Il prend des risques, il se montre, il est visible et il choisit. Tout cela, vous le portez, j’en suis certain, déjà en vous. Ce n’est pas le courage qui vous manque : c’est l’investissement. Ne vous laissez pas porter. Soyez moteur, soyez toujours moteur, et tout ira bien. C’est tout. Merci.

Le lieutenant McCorquodale salua règlementairement, fit demi-tour et quitta le bureau, les tempes en feu. « Mercredi des Cendres, se dit-il en se rappelant le calendrier. C’est donc bien normal que je travaille sur mon humilité. Et puis, honnêtement, il n’a pas tort. Alors, allons travailler. Prouvons-lui qu’il a eu brièvement raison, mais que j’ai écouté fidèlement ce qu’il disait, et que je vais grandir. »

Le début de ce Carême le ramenait aussi brutalement à la foi, qui ne l’avait évidemment pas quitté ces deux derniers mois, mais dont il avait, par la force des choses, été un peu éloigné par la fatigue, la tension vers l’objectif et l’impossibilité d’assister à la messe. Il s’était tenu autant que possible, comme une solide main courante, à la prati­que du chapelet, en comptant les Ave sur les phalanges de ses doigts – de toute façon, il n’était guère contemplatif –, mais l’effort spirituel lui manquait. Ce coup inattendu et, en vérité, très juste l’aiguillon­nait à se dépasser.

Rentré dans sa chambre, il ouvrit le dossier et le parcourut rapide­ment. Quelques photographies, la plupart floues, probablement prises avec un appareil à déclenchement automatique ; une carte détaillée des environs de l’objectif ; une note d’une page, dactylographiée, précisant la mission ; plusieurs pages de plans, de dessins industriels, de calculs. La mission semblait tout à fait dans ses cordes. Il faudrait simplement qu’il fasse quelques reconnaissances approfondies. Il prit son couteau, fit sauter, sous son lit, une latte du parquet, glissa le dossier dans le trou et remit la latte en place.

Au dîner – on parlait donc russe, ce soir-là –, les échanges furent brefs, mais les accents s’affinaient. Duncan, concentré sur sa mission, se tint à l’écart des autres. Les photographies de l’objectif défilaient dans sa tête tandis qu’il demandait le sel ou l’eau, ou répondait à Gordon qu’il avait passé une bonne journée. Il faudrait y aller ce soir, pour dégrossir un peu le travail et repérer les points de faiblesse du bâtiment qu’on lui avait demandé de reconnaître – et qui était connu dans toute l’Écosse sous le nom superbe d’Escalier de Neptune.

À suivre...

Cet article a été mis à jour pour la dernière fois le 21/08/2024 à 9:41.

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