[LE ROMAN DE L’ÉTÉ] Opération Asgard – Les irréguliers de Baker Street
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C'est l'été et, comme chaque été, c'est le moment de changer un peu d'air, de prendre un peu plus de temps pour lire. BV vous propose, cette année, une plongée haletante dans la clandestinité durant la Seconde Guerre mondiale. L'auteur et l'illustrateur, Saint Calbre et La Raudière, nous racontent l’histoire d’un jeune étudiant d’Oxford, Duncan McCorquodale, issu d’une vieille famille écossaise, qui, en 1940, va être recruté par le Special Operations Executive (le fameux SOE), créé par Churchill cette même année 1940 lorsque toute l'Europe, sauf la Grande-Bretagne, s'effondrait face à Hitler. L’histoire, donc, d’un jeune patriote dont le « bon sang ne saurait mentir », comme naguère on avait encore le droit de dire. Il va se lancer, corps, âme et intelligence, dans la nuit jusqu’à devenir semblable à elle, pour reprendre l’expression de l'Iliade d’Homère. Car c’est dans la nuit qu’agissait le SOE ! Nos deux auteurs, Saint Calbre et La Raudière, tous deux saint-cyriens, « ont servi dans les armées », nous dit laconiquement et, pour tout dire, un peu mystérieusement, la quatrième de couv’ de ce roman publié aux Éditions Via Romana. On n’en sait et on n'en saura pas plus. Au fond, c’est très bien ainsi : « semblables à la nuit », comme leur jeune héros…
Opération Asgard est le premier tome d’une série qui va suivre notre héros sur plusieurs décennies : de la Seconde Guerre mondiale, en passant par la guerre froide, jusqu’à la chute du mur. Le second tome paraîtra cet automne.
Publié par BV avec l'aimable autorisation des Éditions Via Romana.
Chapitre 2
Les irréguliers de Baker Street
Le nom de l’unité semblait promettre à la fois mystère et action. Le mot « Executive », en anglais, avait une connotation bureaucratique qui ne pouvait être que trompeuse.
— De quoi s’agit-il exactement, mon général ?
— Avez-vous lu Sherlock Holmes, jeune homme ?
La question semblait n’avoir aucun rapport avec ce mystérieux organisme. Bien sûr, McCorquodale avait lu, pendant son enfance et son adolescence, les aventures du plus célèbre des détectives britanniques. Il avait admiré la logique de Sherlock Holmes, sa culture générale et sa façon de comprendre tout ce qu’il se passait dans la tête des gens rien qu’en les regardant attentivement. Toutefois, il répondit franchement :
— Bien sûr, mon général, mais je ne vois pas en quoi cela se rattache au travail que vous me proposez.
— En effet, le lien n’est pas évident, sourit-il. Vous souvenez-vous des « irréguliers de Baker Street » ?
La mémoire de McCorquodale avait été signalée comme exceptionnelle au général Gubbins.
— Eh bien, oui, je crois. Ce sont des gamins des rues, dont le chef se nomme Wiggins. Ils apparaissent quand Sherlock Holmes a besoin d’eux et se débrouillent pour lui obtenir les renseignements dont il a besoin. Je crois qu’on les voit pour la première fois dans Une étude écarlate.
— C’est exact. Eh bien, c’est ainsi que l’on appelle mes agents dans les couloirs du War Office. Débrouillards, silencieux, dernier recours, c’est tout à fait cela. Et nos bureaux sont dans Baker Street, tout comme l’étaient ceux de Sherlock Holmes – quoique nous soyons au 64, alors qu’il était au 221.
— Je vois.
— Non, je ne crois pas que vous voyiez précisément, non. J’allais justement vous parler de notre petite boutique, le SOE, que nos amis militaires appellent « le ministère des Coups Bas », parce qu’ils considèrent que nos méthodes ne sont pas dignes de la façon dont un gentleman doit se battre.
Vous devez donc savoir, pour commencer, que l’attaque de monsieur Hitler contre le restant de l’Europe a saisi notre pays par surprise. Nous n’avons dû notre survie qu’à notre insularité. Eussions-nous été dans la situation des Français que c’en était fini. Notre armée se bat très courageusement et nos compatriotes montrent en ce moment même, dans ces temps de Blitz, ce qu’est le courage anglais à ces hordes de Germains. Pour autant, le Premier ministre Winston Churchill, encouragé en cela par certains de ses proches conseillers, a pensé qu’il nous manquait, dans notre ordre de bataille, une unité capable de combattre d’une manière moins… régulière.
Nous, les vieux pays européens, mettons un point d’honneur à combattre avec un certain panache (il dit le mot en français), mais il faut bien admettre que le temps de la chevalerie est derrière nous. By Jove! Les Germains ne vont pas nous saluer avant de baisser la visière de leur casque, ni nous aider à nous relever si nous tombons de cheval ! Ce temps-là est fini, je le regrette, mais désormais, tous les moyens sont bons pour gagner. Nous devons mentir à l’ennemi, lui voler ses secrets, tuer ses soldats par surprise, emprunter ses uniformes, parler sa langue. Cela vous paraît choquant ?
— Pas vraiment, mon général. Je pense que l’important est de gagner. Et je pense également que le Seigneur voit dans nos cœurs, alors, si nous avons un cœur de soldat et que nous aimons notre pays, nous pouvons porter tous les déguisements de la Terre, cela ne change rien.
— Alexander, mon ami, dit le général Gubbins à l’adresse du professeur Lindsay, je crois que votre élève possède de bonnes dispositions. C’est exactement notre point de vue, jeune homme. Donc, pour répondre au souhait du Premier ministre, nous avons, le ministre Dalton et moi-même, mis sur pied cette unité un peu spéciale. Cette unité sera amenée à commettre des actes que la morale ordinaire réprouve. C’est la raison pour laquelle nous recrutons, autant que possible, des gens particulièrement honnêtes et équilibrés. Un homme qui a l’habitude de mentir est un pécheur et un criminel dont la place est au bout d’une corde ; sa conscience ne lui permettra pas de savoir à qui il doit dire la vérité, ni quand il doit s’arrêter. Mais un homme droit et patriote, élevé par une famille solide, sait que nous lui apprendrons à faire du mal à l’Allemagne, tout en restant, dans sa vie de tous les jours, le citoyen modèle, le bon mari et le bon père de famille qu’il a toujours été. C’est une immense différence.
— Enfin, avant de vous parler de votre entraînement, je voudrais revenir sur votre très juste phrase. C’est notre cœur qui importe, et non ce que nous paraissons. Vos paroles sont pleines de sagesse. Voyez-vous, dans notre armée – mais je pense que c’est le cas dans un grand nombre d’armées –, beaucoup de gens sont trop attachés au prestige de l’uniforme. Parce qu’ils portent tel ou tel galon, telle ou telle médaille, ils s’imaginent que cela fait d’eux des hommes meilleurs. Mais en réalité, s’ils ne changent pas leurs cœurs, ils ne sont que des marionnettes déguisées en soldats. Nous faisons exactement l’inverse : nous formons des cœurs. Nous formons des guerriers. Et ensuite, eh bien, ensuite nous les déguisons en mendiants, en banquiers, en clochards, en paysans… que nous importe ? Au fond de leur cœur, ce sont des combattants. Ils n’ont pas besoin d’uniforme.
McCorquodale n’avait jamais été aussi intéressé par un métier. Il n’osait pas interrompre le général Gubbins.
Le général lui parla pendant près de trente minutes des divers aspects du métier d’« agent » ; il se refusait à employer un autre terme.
Il était d’abord question de dépassement physique. Grimper au mur, sauter de plusieurs mètres, nager en tenue de combat – pour commencer. Il y avait aussi, au programme, du combat à mains nues et au couteau, de l’escalade, des parcours d’obstacles ou parcours du combattant – et du tir, bien sûr, sans arrêt, de jour comme de nuit, avec toutes les armes connues, britanniques ou non. Tous les entraînements, précisa Gubbins, se faisaient à balles réelles. « Cela pour vous inviter à prendre votre formation au sérieux », ajouta-t-il avec détachement.
Le général fut plus vague sur la partie qu’il nommait « savoir-faire » : on apprendrait à Duncan comment transmettre des messages, prendre des rendez-vous, donner ou prendre des documents, entrer dans des endroits fermés (« … et en sortir, bien sûr », précisa Gubbins), s’assurer que l’on n’était pas suivi, et beaucoup d’autres choses. Ce fut tout ce qu’il eut le droit de savoir.
Enfin, certaines instructions spécifiques – scientifiques, parfois – étaient délivrées à ces « agents » : mettre en marche un poste de radio, communiquer en morse (au son ou à la lumière), conduire toutes sortes de véhicules, soigner ses propres blessures…
Un agent ne portait généralement pas son vrai nom, pour éviter aux Allemands d’essayer de trouver sa famille. Il passait la plus grande partie de son temps seul, dans de grandes villes ou dans des coins perdus de la campagne. Pour ne pas se faire arrêter, il devait à la fois avoir l’air sympathique et passer complètement inaperçu : ni inquiétant, ni trop souriant, rien d’original. Un courant d’air, comme disait le général.
Cela faisait énormément de choses à retenir.
— Mais parlons plutôt de ce qui vous attend dans les jours à venir, reprit Gubbins. Vous allez partir pour Londres demain matin. Votre billet est réservé. Vous emporterez aussi peu d’affaires que possible, et aucun document d’identité.
— Bien, mon général.
— Vous allez retenir tout ce que je vous dis maintenant. Retenez tout par cœur, car nous n’utilisons jamais de papier. Demain, vous prendrez le train de 6 h 53 pour Londres. Voiture 4, place 22.
— … place 22, répéta le jeune homme.
— C’est cela. Une fois arrivé à Londres, débrouillez-vous pour être avant 10 heures au 64, Baker Street. Vous frapperez deux fois à la porte, ensuite vous sonnerez une fois, et vous refrapperez une fois.
Duncan McCorquodale, les mains apparemment immobiles, faisait imperceptiblement le geste de frapper, sonner, frapper.
— On vous demandera ce que vous voulez. Vous direz que vous venez prendre des nouvelles de Penelope.
— Penelope, mon général ?
— C’est cela. La personne vous dira qu’elle travaille à sa tapisserie. Vous répondrez : « Je reviendrai demain matin ».
— Comme dans l’Odyssée d’Homère, mon général.
— C’est exact. Beaucoup de nos agents ont une formation classique comparable à la vôtre. Il semble que la connaissance du passé éclaire l’esprit pour discerner dans le présent. Les actions des gens en temps de guerre ne changent pas de siècle en siècle. C’est toujours la même nature humaine.
— Et que se passera-t-il ensuite ?
— Ensuite… eh bien, votre formation commencera, mon vieux. Et nous nous reverrons dans quelques mois, si vous n’avez pas été renvoyé ou que vous n’êtes pas mort d’ici là.
Le coup d’œil du général pouvait être interprété comme une plaisanterie ou comme un défi. McCorquodale y vit plutôt un défi. Il ne souhaitait à aucun prix retourner à Oxford, humilié par l’échec, condamné à une vie qu’il verrait désormais avec beaucoup moins de relief – et, surtout, il espérait bien risquer sa vie, pour voir s’il avait autant de courage que son père.
— Bien, Sandie, dit Gubbins, la route est longue et il est déjà 8 heures. Je ne peux malheureusement pas rester ici pour le dîner.
Il se leva, et les deux autres l’imitèrent.
— Vous pouvez prévenir vos parents dès ce soir, si monsieur Lindsay vous prête le téléphone. Trouvez un prétexte plausible et surtout ne leur mentez pas. Ce sont vos deux premières leçons : toujours avoir un prétexte, et ne jamais mentir à ceux qu’on aime. C’est un équilibre difficile à trouver.
— J’y veillerai, mon général.
— C’est très bien. Alors, merci, Sandie, et à très bientôt.
— Toujours un plaisir, Colin, toujours un plaisir.
— À bientôt, monsieur McCorquodale, dit le général Gubbins, et merci, pour la Grande-Bretagne et pour le SOE.
Il gagna la porte, puis, au moment d’ouvrir le battant :
— Soyez à l’heure demain matin.
Et il sortit. La porte se ferma sans bruit.
Lindsay se tourna vers le jeune homme.
— Mon garçon, je ne vous retiens pas. Vous avez du travail demain. Utilisez mon téléphone si vous le souhaitez, il est sur le bureau. Quant à moi, je vais dîner. Vous n’oublierez pas d’éteindre la lumière en partant.
— Oui, monsieur.
— Bonsoir, alors. Et bonne chance.
— Bonsoir, monsieur.
Lindsay sortit à son tour, laissant Duncan McCorquodale seul dans le bureau.
À suivre...
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