[LE ROMAN DE L’ÉTÉ] Opération Asgard – Les lois de la guerre
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C'est l'été et, comme chaque été, c'est le moment de changer un peu d'air, de prendre un peu plus de temps pour lire. BV vous propose, cette année, une plongée haletante dans la clandestinité durant la Seconde Guerre mondiale. L'auteur et l'illustrateur, Saint Calbre et La Raudière, nous racontent l’histoire d’un jeune étudiant d’Oxford, Duncan McCorquodale, issu d’une vieille famille écossaise, qui, en 1940, va être recruté par le Special Operations Executive (le fameux SOE), créé par Churchill cette même année 1940 lorsque toute l'Europe, sauf la Grande-Bretagne, s'effondrait face à Hitler. L’histoire, donc, d’un jeune patriote dont le « bon sang ne saurait mentir », comme naguère on avait encore le droit de dire. Il va se lancer, corps, âme et intelligence, dans la nuit jusqu’à devenir semblable à elle, pour reprendre l’expression de l'Iliade d’Homère. Car c’est dans la nuit qu’agissait le SOE ! Nos deux auteurs, Saint Calbre et La Raudière, tous deux saint-cyriens, « ont servi dans les armées », nous dit laconiquement et, pour tout dire, un peu mystérieusement, la quatrième de couv’ de ce roman publié aux Éditions Via Romana. On n’en sait et on n'en saura pas plus. Au fond, c’est très bien ainsi : « semblables à la nuit », comme leur jeune héros…
Opération Asgard est le premier tome d’une série qui va suivre notre héros sur plusieurs décennies : de la Seconde Guerre mondiale, en passant par la guerre froide, jusqu’à la chute du mur. Le second tome paraîtra cet automne.
Publié par BV avec l'aimable autorisation des Éditions Via Romana.
Chapitre 10
Les lois de la guerre
En ce 25 décembre 1940, alors que le café venait d’être servi au salon, Duncan se trouvait seul avec son père. Au lendemain d’un réveillon simple et heureux, après une messe émouvante et – malgré le froid – pleine de chaleur humaine, après un déjeuner plantureux et jovial, Diana et Claire étaient montées pour profiter de leurs cadeaux de Noël, de jolis livres reliés. Lady McCorquodale était allée se reposer dans sa chambre. C’était probablement le bon moment pour laisser le maître de Phantelean parler de la Première Guerre mondiale, sur laquelle il s’était toujours montré si évasif.
Lord Lachlan ne se fit, au début, pas prier pour raconter quelques anecdotes inédites : la bravoure du général Carton de Wiart, qui partait au combat sans armes ; les héros anonymes ; les petites choses ridicules du quotidien ; puis, après un quart d’heure, il se fit grave. Il parla des tranchées, de la fatigue, du froid et de l’incertitude.
— Nous étions misérables, dit-il calmement. Nous étions sales et hagards. Moi-même, jeune lieutenant, je donnais le change pour ne pas démoraliser mes hommes, mais, au fond, je crois qu’ils sentaient bien que je n’en savais guère plus qu’eux. Chaque jour, des ordres contradictoires nous parvenaient.
Il marqua un temps d’arrêt, regarda sa tasse comme s’il y revoyait quelque chose. Sa voix ralentit légèrement, sans toutefois trahir d’émotion.
— Quand je sifflais l’assaut, au début, les premières fois, c’était comme si j’étais loin de ce qui était en train de se passer. Dans ces circonstances, l’esprit s’évade, spectateur de soi-même. Je pensais que j’allais y rester, mais il fallait y aller malgré tout. Il n’y avait pas d’autre choix possible. En face de nous, les Allemands n’en menaient pas plus large, d’ailleurs.
Duncan se taisait.
— Je vais te donner un exemple, poursuivit Lord Lachlan. Je t’ai raconté que j’avais rencontré ta mère lors d’une permission après la guerre. C’est la vérité. Mais ce n’était pas elle que j’allais voir en permission en Allemagne, évidemment. C’était quelqu’un dont j’avais sauvé la vie après avoir failli le tuer.
« Ce jour-là – c’était en 1917, peu après l’arrivée des Américains – j’étais, depuis quelques mois, dans une unité d’assaut. Une unité un peu particulière. Les Allemands avaient leurs Stosstruppen, leurs troupes de choc. Nous ne voulions pas être en reste. Notre travail consistait à effectuer des missions en petits groupes, des missions derrière les lignes. Nous avions, à chaque fois, des objectifs différents : capturer des sentinelles, saboter les lignes de communication, voire – c’était le cas le soir dont il est question – nous faufiler jusqu’à la tranchée allemande pour assassiner des soldats et créer la terreur dans les rangs du Kaiser.
« Nous sommes partis peu avant minuit, en rampant, avec nos masques à gaz. Nous avions chaud malgré le froid de l’hiver. Nous avons tué les sentinelles, sans bruit, avec un poignard. Tout à coup, j’ai été frappé et jeté à terre. Mon adversaire n’avait pas de masque. J’ai arraché le mien. C’était un duel à mort et je m’en suis immédiatement aperçu. Mon couteau était tombé par terre ; il était trop tard pour dégainer. Nous avons échangé des coups. D’un coup de botte sur le côté, il m’a brisé la cheville. La douleur était insoutenable. Je lui ai cassé le nez à coups de poing. Il est tombé, assommé. Je me suis alors aperçu, en voyant son uniforme, que c’était un lieutenant d’infanterie, comme moi. Nous avions le même âge, à peu de chose près. Cela m’a terrifié – beaucoup plus que le combat en lui-même. Soudain, tout paraissait absurde.
« On ne sait pas qui a envoyé les gaz. Nous avons entendu le bruit de l’échappement, ce bruit terrible (un « pschht » caractéristique), avant même l’odeur. La peur nous a comprimé les poumons avant même que le gaz ne puisse faire son effet. Je ne pouvais pas marcher vite, et nous étions derrière les lignes allemandes. J’étais potentiellement mort, même si je mettais mon masque, puisque je serais forcément pris. Je n’avais pas le moindre espoir que quelqu’un puisse venir me chercher. J’étais condamné. Condamné à y rester, à mourir d’une mort atroce, et, à côté de moi, il y avait un Allemand qui, avec un peu d’aide, pouvait survivre.
Duncan, totalement immobile, ne prêtait plus attention à rien autour de lui. Il écoutait son père qui, humblement, s’ouvrait à lui pour la première fois.
— Je n’ai pas réfléchi, continua Lachlan McCorquodale. On ne réfléchit pas lorsque c’est aussi important. J’ai ramassé mon masque et je l’ai attaché autour de la tête de ce lieutenant. Je n’avais pas réussi à le tuer à la loyale. Il ne méritait pas cette mort de lâche, ignominieuse, ces spasmes et ces râles que j’avais déjà vus trois ou quatre fois. Personne ne mérite cela. Je me suis mentalement préparé à ce que cela se termine. Au fond, je n’avais pas démérité. Je mourais sans péché sur la conscience.
« C’est alors qu’un de mes sous-officiers, une force de la nature, s’est approché. Il a rapidement pris la mesure de la situation. Sans parler, il m’a chargé sur son dos et m’a porté, en courant, jusqu’au point de ralliement, avant que les gaz ne nous atteignent. J’ai eu une chance incroyable. Cet homme, qui m’avait sauvé la vie, est mort peu de temps après, d’ailleurs, au cours d’une autre mission.
« La guerre s’est arrêtée moins d’un an après. J’ai reçu une lettre, ici, à Phantelean. Elle était signée d’un capitaine Siegfried von Grumbach. C’était l’homme qui me devait la vie. Il venait de se marier et m’invitait chez lui, en Bavière.
— Oncle Siegfried ? Mais comment connaissait-il votre nom ? Comment savait-il où vous habitiez ?
— Le masque à gaz, sourit Lord Lachlan. Mon grade et mon nom étaient à l’intérieur. Ensuite, eh bien, je suppose que nous étions relativement connus à l’époque, dans ce genre de familles européennes.
« Je suis donc allé là-bas, pas très loin du lac de Constance. Sa petite sœur m’a ouvert la porte. Elle avait dix-neuf ans. Elle était élégante et douce, elle avait les yeux bleus et un sourire plein de tendresse. Son prénom était Dagmar. Tu connais la suite, conclut-il avec un doux regard que son fils ne lui avait jamais vu.
Duncan ne disait rien. Il était profondément ému. Lord Lachlan, regardant par la fenêtre, but son café, en silence lui aussi. Enfin, il reprit.
— Peu de temps après, j’appris qu’un sous-officier d’une autre unité d’assaut avait eu une histoire similaire, à Messines, en Belgique. Trois jeunes soldats inséparables avaient été envoyés derrière les lignes allemandes. Ils étaient réputés pour leur courage. Ils devaient nettoyer une tranchée, de nuit, à la grenade. Deux d’entre eux ont été tués par les Allemands avec une foudroyante sauvagerie. Le troisième, blessé par balle en plusieurs endroits, ne pouvait plus bouger. À l’officier anglais qui l’interrogea au retour, incrédule, il raconta qu’un Allemand (probablement un médecin), le voyant blessé, la douleur l’empêchant de bouger, à la merci d’un meurtre gratuit, lui avait injecté de la morphine et s’était éloigné, sans hâte. Une patrouille du Royal Scots retrouva notre homme par hasard, deux jours après, en hypothermie grave, derrière un mouvement de terrain. Il avait rampé sur plusieurs centaines de mètres, à force de volonté… et de morphine allemande pour ne pas sentir la douleur. C’est cela qui l’a sauvé. Il a été décoré et l’armée l’a gardé dans ses rangs.
Lord Lachlan posa sa tasse sur une table basse.
— Tout ceci pour te dire, mon garçon, que les lois de la guerre ne sont pas celles des hommes. Dans un moment qui, chaque heure ou presque, met en jeu la vie et la mort, il y a une place pour l’honneur, une place plus grande parfois – aussi incompréhensible que cela puisse te paraître – que pour le drapeau. Et sans cela, conclut-il, tu ne serais pas là.
« Viens, fit-il d’un ton plus léger, allons faire un tour en voiture. »
À suivre...
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2 commentaires
Dieu merci, il y a toujours des exceptions agréables à raconter… et chaque règle en comporte. Hélas, en revanche, l’écrasante majorité de l’humanité est beaucoup plus cruelle et bête que tendre et intelligente.
Et ce ne sont ni les barbares nazis ni les mêmes stalinistes auteurs de millions de morts qui permettraient de contredire cette vérité cruelle et moins romanesque.
Dignité, honneur, humanité, des valeurs qui ont hélas bien disparu de notre société actuelle