[LE ROMAN DE L’ÉTÉ] Opération Asgard – Othello et le prince

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C'est l'été et, comme chaque été, c'est le moment de changer un peu d'air, de prendre un peu plus de temps pour lire. BV vous propose, cette année, une plongée haletante dans la clandestinité durant la Seconde Guerre mondiale. L'auteur et l'illustrateur, Saint Calbre et La Raudière, nous racontent l’histoire d’un jeune étudiant d’Oxford, Duncan McCorquodale, issu d’une vieille famille écossaise, qui, en 1940, va être recruté par le Special Operations Executive (le fameux SOE), créé par Churchill cette même année 1940 lorsque toute l'Europe, sauf la Grande-Bretagne, s'effondrait face à Hitler. L’histoire, donc, d’un jeune patriote dont le « bon sang ne saurait mentir », comme naguère on avait encore le droit de dire. Il va se lancer, corps, âme et intelligence, dans la nuit jusqu’à devenir semblable à elle, pour reprendre l’expression de l'Iliade d’Homère. Car c’est dans la nuit qu’agissait le SOE ! Nos deux auteurs, Saint Calbre et La Raudière, tous deux saint-cyriens, « ont servi dans les armées », nous dit laconiquement et, pour tout dire, un peu mystérieusement, la quatrième de couv’ de ce roman publié aux Éditions Via Romana. On n’en sait et on n'en saura pas plus. Au fond, c’est très bien ainsi : « semblables à la nuit », comme leur jeune héros…

Opération Asgard est le premier tome d’une série qui va suivre notre héros sur plusieurs décennies : de la Seconde Guerre mondiale, en passant par la guerre froide, jusqu’à la chute du mur. Le second tome paraîtra cet automne.

Publié par BV avec l'aimable autorisation des Éditions Via Romana.

 

Chapitre 27

Othello et le prince

 

Duncan, terré dans la forêt, avait froid. De temps à autre, il essayait de dormir quelques minutes.

Il y avait plus de douze heures qu’il était tapi dans un talus, au pied du Ben Nevis. Il s’était recouvert de branchages et avait, du mieux qu’il pouvait, effacé ses traces.

Le plus ennuyeux, à ses yeux, était le risque d’échec de sa mission. À cette heure-ci, dans ce demi-sommeil inconfortable, il n’y avait qu’à attendre. Attendre encore cinq ou six heures avant de se déplacer, et réfléchir, sans bouger. « Il n’y a pas de remède. C’est la malédiction du service », songea-t-il avec humour. Cette citation venait de Shakes­peare dans Othello, où Iago, fidèle guerrier, se désole de n’avoir pas été choisi comme lieutenant par le roi maure.

Alors la vérité le frappa. Le roi maure ! Othello ! Der Mohr, en allemand ! « Othello en allemand »…

Dans son état de fatigue, cela sembla évident à Duncan.

Le soir de l’arrivée du sous-marin, le mystérieux visiteur avait répondu « Mohr » pour s’identifier… et pour Sands, blessé, spécialiste de littérature britannique, la traduction était évidente. « Othello auf Deutsch », avait-il dit à l’infirmerie. Pour Duncan, qui pourtant parlait parfaitement allemand, ce mot médiéval était tellement inusité, dans le langage courant, qu’il n’y avait même pas songé.

Duncan se souvenait que le « Mohr » avait envoyé, en morse, le mot « Nero » pour se faire connaître. « Nero » signifiait « noir », en italien. Certes, Othello était noir, mais pourquoi ne pas envoyer « Moro » pour « maure », ou « schwarz », en allemand, pour « noir » ? Il n’y avait pas de correspondance dans ces mots de passe.

S’ajoutait à cette incohérence le visage des inconnus. Il n’y avait peut-être pas de « visage » typiquement allemand ou anglais (encore que Duncan n’en fût pas tout à fait sûr), mais le passager du sous-marin, lui, était indubitablement méditerranéen. Était-il italien ? Cela expliquerait la langue employée.

Duncan tendit soudain l’oreille. Une branche avait craqué dans le sous-bois. Un lièvre passa.

« Reprenons, se dit-il. L’un serait donc italien et enverrait un mot de passe en allemand. Et si l’autre, du coup, était allemand, et communiquait en italien ? Ce ne serait pas si bête. Mais alors, s’il s’agit de mots de passe qui ne sont pas identiques, peut-il s’agir de surnoms ? Ou de noms de famille ? Pour Mohr, c’est possible, mais Nero serait plutôt Neri en italien, si c’était un nom propre, j’imagine. »

L’agent écossais se sentait sur une piste. Il n’avait plus du tout envie de dormir.

Le soir de la mission d’observation à Rhu Point, le sous-marin de poche lui avait rappelé des vacances en Méditerranée. Il fallait conti­nuer à chercher dans ses souvenirs ; il avait la conviction que cela lui fournirait une clé. Les sous-marins, de poche ou non, avaient précédé la guerre proprement dite. Certaines expérimentations avaient été menées par les Italiens dès les années trente. Voilà peut-être d’où lui venait cette correspondance dans sa mémoire. Il se souvint qu’un équipage avait même défrayé la chronique – un équipage italien, d’ailleurs, participant à la guerre d’Espagne dans le camp des franquis­tes, contre les républicains. Le sous-marin avait, à l’époque (Duncan devait avoir dix-sept ans), failli couler un bâtiment britannique. Son commandant, un aristocrate fasciste, avait été qualifié de « pirate » par la presse et la Royal Navy. On l’appelait même… ah ! comment l’appelait-on… un surnom de pirate, justement… un surnom d’autrefois… « le prince… »

Le Prince noir ! Ça y était ! Il Principe nero, en italien ! « Nero »… Les pièces du puzzle se mettaient en place. Se pourrait-il que le visiteur du sous-marin de poche fût ce redoutable sous-marinier, ce « Prince noir » lui-même ? Et l’autre, le « Mohr », qui était-il ?

La nuit commençait à tomber. Duncan sortit de sa cachette. La marche l’aiderait à continuer son raisonnement. Il était quasiment cer­tain de son hypothèse, quoique le nom « Mohr » lui fût parfaitement inconnu et qu’il n’eût aucune idée du nom véritable de ce « Prince noir ». Il sentait qu’il n’était plus très loin de découvrir qui étaient ces visiteurs fantômes qui, depuis des semaines, échappaient à la police britannique.

***

Il longea le Ben Nevis par le sud-ouest, en choisissant les chemins les plus encaissés et les plus abrités possible, puis s’arrêta pendant une heure aux abords du Loch Leven, dans un boqueteau. Il emprunta ensuite un pont sur le loch à la tombée de la nuit, puis, le plus lentement et le plus prudemment qu’il le pouvait, contourna le rivage du Loch Linnhe en passant par les crêtes, ce qui lui permettait d’éviter les villages. Il se repérait sans difficulté parmi les noms des petits hameaux écossais : il avait passé des heures à mémoriser les différents itinéraires après avoir effectué ses reconnaissances. Son perfection­nisme dans la préparation de cette mission, qui n’était habituellement pas sa qualité principale, lui servait bien. C’était à croire qu’il avait écouté les conseils du major Vaughan, pour ajouter 80 % d’attention aux détails à 20 % d’intuition et d’aisance…

Son esprit travaillait toujours à toute vitesse, essayant de trouver, dans les détours de son esprit, l’identité du fameux « Mohr », qui devait être un surnom comme celui du « Prince noir ». Mais à bien y penser, quel Allemand, sous un pouvoir national-socialiste, pouvait tenir à être surnommé « le Maure » ? Il n’en avait pas la moindre idée. Ce surnom ne lui rappelait rien… rien que Sands, à l’infirmerie, lui disant « Othello auf Deutsch » et le mettant ainsi sur la voie.

Peu avant minuit, il quitta les vallées encaissées pour se rapprocher, peu à peu, du rivage, par les collines. À 2 heures, il descendait vers les ruines du château pour rejoindre les bois, à deux cents mètres de la route – et là, il attendit.

À trois heures moins une, un camion militaire bâché, sans plaques d’immatriculation, ralentit à hauteur du carrefour en patte d’oie, qui se trouvait en face du Castle Stalker, puis s’arrêta sur un petit espace dégagé et éteignit ses feux, tout en laissant tourner le moteur. Duncan soupira de soulagement. Il courut quelques dizaines de mètres, s’accroupit et, avec sa lampe de poche, envoya un coup bref, un coup long, un coup bref : « R », pour « récupération ». Le conducteur était descendu. Il répondit comme convenu, « long-bref-long-long ; bref-long-bref-bref ». « YL » : you’re late – vous êtes en retard. Duncan avait tenu à maintenir un peu d’humour jusque dans les mesures de coordination. Si l’un d’entre eux avait été pris par l’ennemi, les lettres auraient été différentes. Les signaux de reconnaissance « sous la contrainte » permettaient d’anticiper ce genre de cas.

Le sergent-major Nichols ouvrit la portière du passager, aussi apparemment indifférent qu’à son habitude. Le lieutenant McCorquodale le rejoignit et lui serra vigoureusement la main.

— Un problème en route, Sir ? fit le sous-officier avec un peu d’ironie.

— En quelque sorte, oui, répondit Duncan avec une nonchalance souriante qui, malgré la fatigue, lui vint naturellement.

Il était 3 h 01. Son passager monté à bord, Nichols ralluma les feux, se remit sur la route et prit le chemin d’Arisaig. L’endroit était totalement désert.

***

— Qu’a donné l’opération ? demanda le jeune agent, après quelques minutes de route.

— Oh, succès total, succès total, répondit Nichols, qui ne quittait pas la route des yeux. Explosion du crayon, petite frayeur du voisinage qui a entendu un bruit de pétard et a tout raconté à vos collègues le lendemain, en confirmant même que l’heure de la détonation était la bonne : 3 heures du matin. Personne n’a rien vu.

Duncan parut soulagé.

— Ah ! si ! fit le sous-officier, la police cherche actuellement deux vagabonds de taille moyenne, coiffés de bonnets, qui auraient pu faire des repérages pour cambrioler les maisons du village. Ils sont sur la piste d’un camp de gypsies installé dans le Dumfriesshire.

— Ce sont de fins limiers. Souhaitons-leur bonne chance, dit Duncan d’une voix inexpressive.

— Comme vous dites. L’élégance de vos camarades leur a fait forte impression, à ce qu’on dirait, rétorqua Nichols sur le même ton. Que vous est-il arrivé, au juste ?

— Une patrouille de police sur les lieux au moment où nous partions. J’avais envoyé Harry et Diana sur le chemin de repli quand j’ai entendu les pas des bobbies. J’ai joué le cas non conforme en les emmenant sur la piste de John et Deborah.

— Pourquoi pas. Qu’avez-vous fait en m’attendant ?

— J’ai réfléchi, dit Duncan sobrement. J’ai été seul et j’ai eu froid.

Le visage de Nichols se ferma subitement, sans que Duncan pût s’expliquer pourquoi.

— Il est difficile d’avoir froid et d’être seul, prononça Nichols, les mâchoires contractées, en regardant droit devant lui. On sent que la vie n’a pas l’intention de s’éterniser.

Le jeune lieutenant, désormais chef de mission à succès, ne comprit pas l’allusion. Il n’insista pas.

À suivre... 

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