[LE ROMAN DE L’ÉTÉ] Opération Asgard – Point de raccroc

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Pour retrouver l'épisode précédent, c'est ici.

C'est l'été et, comme chaque été, c'est le moment de changer un peu d'air, de prendre un peu plus de temps pour lire. BV vous propose, cette année, une plongée haletante dans la clandestinité durant la Seconde Guerre mondiale. L'auteur et l'illustrateur, Saint Calbre et La Raudière, nous racontent l’histoire d’un jeune étudiant d’Oxford, Duncan McCorquodale, issu d’une vieille famille écossaise, qui, en 1940, va être recruté par le Special Operations Executive (le fameux SOE), créé par Churchill cette même année 1940 lorsque toute l'Europe, sauf la Grande-Bretagne, s'effondrait face à Hitler. L’histoire, donc, d’un jeune patriote dont le « bon sang ne saurait mentir », comme naguère on avait encore le droit de dire. Il va se lancer, corps, âme et intelligence, dans la nuit jusqu’à devenir semblable à elle, pour reprendre l’expression de l'Iliade d’Homère. Car c’est dans la nuit qu’agissait le SOE ! Nos deux auteurs, Saint Calbre et La Raudière, tous deux saint-cyriens, « ont servi dans les armées », nous dit laconiquement et, pour tout dire, un peu mystérieusement, la quatrième de couv’ de ce roman publié aux Éditions Via Romana. On n’en sait et on n'en saura pas plus. Au fond, c’est très bien ainsi : « semblables à la nuit », comme leur jeune héros…

Opération Asgard est le premier tome d’une série qui va suivre notre héros sur plusieurs décennies : de la Seconde Guerre mondiale, en passant par la guerre froide, jusqu’à la chute du mur. Le second tome paraîtra cet automne.

Publié par BV avec l'aimable autorisation des Éditions Via Romana.

 

Chapitre 26

Point de raccroc

 

La semaine annoncée par Vaughan pour préparer la mission avait passé depuis longtemps : cela faisait dix jours, désormais, que le briefing élaboré par Duncan attendait un déclenchement, soit près de trois semaines, en tout, après la reconnaissance initiale. Au stress, bien naturel, de devoir partir le jour J avait, peu à peu, succédé une posture d’attente plutôt inconfortable. C’était certainement le but visé.

Du côté des langues, en revanche, Duncan constatait, presque avec incrédulité, que la méthode élaborée par Arthur donnait beaucoup de fruit. En allemand, tous les stagiaires étaient parfaitement à l’aise avec les trois cents mots demandés, même ceux qui n’avaient pas de con­naissances préalables. Sans doute la crainte d’être arrêtés en mission, s’ils n’étaient pas assez performants, jouait-elle un rôle dans leur implication. Les accents étaient travaillés, le maintien à table, raide, et même les rires ne rendaient pas le même son. En italien, les franco­phones n’avaient plus aucune difficulté dans la vie courante. En français, les cinq agents qui maîtrisaient déjà la langue commençaient à progresser dans les curiosités régionales. Dans ce nouvel aspect de leur formation, c’étaient Diana, la lycéenne russophone, et John Gordon, plus du tout ventripotent désormais, qui se révélaient les plus rapides et les plus efficaces dans l’apprentissage – les plus brillants, en somme.

Deborah, comme Duncan, parlait déjà plusieurs langues couram­ment avant d’être recrutée : le français, l’italien et peut-être (mais il n’osait le lui demander) une langue qui avait un lien avec le russe, car elle paraissait y progresser rapidement et sans effort. Elle avait, par ailleurs, fait des recherches dans les manuels de transmission et décou­vert qu’il était possible de coder le russe en morse, presque depuis l’invention de cet alphabet, en apprenant une petite comptine.

 

Au matin du 18 mars, à 8 heures, les stagiaires d’Arisaig étaient prêts pour une journée d’italien, quand le major Vaughan et le sergent-major Nichols entrèrent dans la salle de cours, à la place d’Arthur. Duncan comprit immédiatement de quoi il s’agissait. Les neuf agents esquissèrent un garde-à-vous, que Vaughan arrêta d’un mot.

— Non, non. C’est fini. Nous avons fait de vous des soldats, mais vous n’aurez plus beaucoup besoin de ce savoir-faire. Gardez votre air martial dans un coin de votre tête, au cas où, mais oubliez-le tout le reste du temps. Asseyez-vous, je vous en prie. Nichols ?

Le sergent-major éteignit la lumière, inséra une bobine dans le projecteur et mit en marche. Sous les yeux des stagiaires, un petit film de la BBC, datant de quelques années, présentait l’écluse que Duncan, désormais, connaissait bien. Cela dura cinq ou six minutes. Nichols coupa le projecteur et ralluma la lumière.

— Voici votre objectif, résuma Vaughan en reprenant la parole. C’est Duncan McCorquodale qui va vous expliquer comment le détruire. Duncan, fit Vaughan avec urbanité, pouvez-vous être prêt dans une heure ?

La tradition militaire britannique ne s’opposait pas à ce que l’on donnât leur prénom aux subordonnés, mais c’était tout de même un nouveau changement, venant de Vaughan, jusque-là si formaliste. Pas désagréable, d’ailleurs : on avait l’impression d’être membre d’une équipe, à part entière, chacun à sa place, sans barrières inutiles.

— Oui, major, dans une heure, c’est parfait.

— Parfait. Alors, soyez tous de retour ici dans une heure, conclut Vaughan. Duncan, le sergent-major va vous apporter des cartes et des agrandissements. Merci. Vous pouvez disposer.

***

Cinquante-neuf minutes plus tard, tout le groupe était rassemblé face à Duncan, qui avait réorganisé la salle pour conduite son briefing. Le jeune homme avait beau être particulièrement à l’aise, en temps normal, dans l’expression en public – notamment grâce à l’entraîne­ment remarquable de la Debating Society de Balliol -, il avait moins de certitudes pour cet exercice, dans lequel il débutait. Commander des camarades, tous au moins aussi professionnels que lui, n’était pas chose facile. Il y avait réfléchi. L’adjectif qui, selon lui, résumait à la fois le style de commandement d’Arisaig, de Harry Hendricks quand il avait commandé la petite troupe, de ses formateurs londoniens, de Nichols ou de Vaughan était, en anglais, quiet. Cela pouvait signifier « calme », « serein », « discret » ou « tranquille ». Quiet. Il n’y avait que cela à garder en tête. Duncan s’éclaircit la gorge, devant ses huit frères et sœurs d’armes, en arc-de-cercle autour de lui. Entre eux, une grande carte des environs de l’écluse, déployée sur quatre tables.

— Cette nuit, commença-t-il d’une voix naturelle et sans précipi­tation, nous ferons sauter les « escaliers de Neptune ». C’est une série d’écluses situées ici, au nord de Fort William, à une vingtaine de kilomètres du château. Nous piégerons le mécanisme qui actionne le cabestan de l’avant-dernière écluse. La charge explosera à 3 heures du matin.

Pour mener cette mission à bien, voici comment nous allons procéder :

Immédiatement à l’issue de ce briefing, je confectionnerai une charge de plastic avec Patrick, pendant que vous préparerez vos affaires. À 14 heures, James et Simon partiront déposer la charge à vélo, par la route, dans la cache indiquée ici, sous le prétexte d’un arrêt de ravitaillement pendant un trajet entre Skye et Glasgow. Pour consolider le prétexte, vous achèterez des provisions dans cette épicerie, vous prendrez la direction de Glasgow et vous ferez demi-tour ici, hors des vues, pour reprendre le trajet du château. Je vous demande d’être de retour à Arisaig pour 16 h 30. J’aurai besoin pour cela de deux vélos de l’encadrement, signala-t-il à l’adresse de Nichols, qui prit note.

À 18 heures, Deborah partira du château avec John. Nous utilise­rons les mêmes vélos, qui sont d’un modèle courant et n’attireront pas l’attention. John, vous prendrez de quoi réparer une chambre à air. Ici, à un kilomètre de l’objectif, Deborah poinçonnera l’un de ses pneus. Vous vous arrêterez ici, pour constater la crevaison à la vue des passants, ce qui vous permettra de récupérer la charge dans la cache. Deborah, vous poserez la charge ici, en réparant la roue. Sa forme et sa taille vous permettront de l’insérer dans le mécanisme en moins de dix secondes. Vous repartirez ensuite par ce sentier, en direction du centre, puis vous vous arrêterez à Kinlocheil pour dîner. Je vous demande d’être de retour à Fort William pour 22 h 30, et de vous tenir aux environs du commissariat. J’aborderai ce point dans les cas non conformes.

Pour des raisons de sécurité, la chaîne pyrotechnique est rompue jusqu’à la mise en place du détonateur. C’est pourquoi j’arriverai à pied, avec Harry et Diana, par ce chemin, pour 23 heures. Je choisirai un crayon détonateur minuté pour quatre heures de délai, afin que l’écluse explose à 3 heures précises. Nous nous ferons passer pour des amis en vacances : Harry et moi serons des officiers en permission, et Diana – je vous prie de m’excuser, chère Diana – la petite sœur de Harry. Après l’insertion du détonateur, nous quitterons les lieux dans le camion, qui nous attendra à la lisière du bois, bâché, feux éteints.

— Demain matin, à 9 heures, Denise et Patrick, qui porteront leur uniforme, viendront en véhicule sur l’objectif, soit pour constater officiellement les dégâts en cas de succès, soit pour faire des relevés topographiques dans le cadre de la défense du territoire – prétexte en cas d’échec.

Le silence était total et Duncan l’estima approbateur. Il indiqua comment, à chaque étape, les agents devaient signaler aux suivants qu’ils avaient fait leur part de la mission, puis poursuivit pendant une demi-heure environ, avec l’étude des différents cas non conformes. Quel signal lumineux pour quel incident ? Comment réagir si un véhicule était hors service ? S’il y avait du monde sur place au moment de poser la charge ? Si l’une des équipes était en retard ? S’ils étaient détectés par un passant ? Par la police ? Rien ne devait être improvisé dans ce genre de cas. Il précisa qui emporterait quel armement et quelles étaient les consignes d’ouverture du feu.

Pour finir, Duncan indiqua les points de recueil prévus si un agent manquait à l’appel ou avait dû fuir seul. Quelqu’un viendrait alors chercher le retardataire en véhicule, selon une procédure précise. Le premier point (« cas conforme ») se trouvait non loin de l’objectif, dans une clairière proche, une heure après la détonation. Le deuxième, quatre heures plus tard, aux abords d’Inverskinavulin. La dernière possibilité, avant que l’agent ne soit considéré comme arrêté, le « point de raccroc », était un point caractéristique en face du Castle Stalker, sur les bords du Loch Linnhe, à 3 heures du matin, le lendemain. Pour la récupération, des signaux lumineux convenus et une plage horaire de cinq minutes garantiraient la sécurité de l’agent et de son contact – un caporal dans les deux premiers cas, le sergent-major Nichols au point de raccroc.

Il y eut quelques questions de détail, auxquelles Duncan fournit obligeamment les réponses qu’il avait préparées, puis le silence se fit.

— Pas de questions ? insista l’agent. Bien. Major ?

Vaughan, qui s’était tenu à l’écart, fit un pas vers le groupe.

— Trois précisions, dit-il calmement. D’abord, le plastic que vous utiliserez sera inerte. Vous ne ferez pas sauter cette écluse. Nous jouons à domicile, après tout. (Quelques opérateurs rirent.) Par conséquent, Denise et Patrick vérifieront simplement que la charge du détonateur a effectivement explosé. Ensuite, à l’exception de cette restriction, tout sera réel et coordonné par Duncan, y compris l’armement, que vous emporterez comme pour une vraie mission. Par exemple, si vous manquez au point de raccroc, peu importe l’heure à laquelle vous rejoindrez Arisaig : le stage sera terminé pour vous. Nous considére­rons que vous avez manqué la procédure ou que vous vous êtes fait arrêter par les Allemands. Dernier point, ajouta-t-il avec un peu de malice, qui est le corollaire du précédent : il n’y a pas d’Allemands, ici, mais nous avons prévenu la police, qui passe la zone au peigne fin depuis presque deux mois à la recherche des gens du sous-marin, que nous conduisions un exercice ce soir et demain. Et comme il est exclu que vous ouvriez le feu sur des bobbies, eh bien, il ne vous restera plus qu’à être prudents et professionnels pour éviter de vous faire arrêter… par des Anglais.

Acceptant d’emblée le défi, les agents ne bougèrent pas.

— Pour le reste, conclut Vaughan, pas si mal, Duncan. Pas si mal.

— Merci, Sir.

— À vous de jouer, maintenant.

En un instant, Duncan reprit la main sur l’équipe. Le métier de chef rentrait.

— Très bien, alors, préparez-vous. Faites vos sacs. Patrick, vous restez avec moi, nous préparons la charge. Nous nous revoyons tous ici à midi, déjeuner pris, vélos récupérés, pour les derniers détails. Merci.

Les sept opérateurs du SOE disparurent en quelques secondes. C’était parti.

À suivre...

Cet article a été mis à jour pour la dernière fois le 23/08/2024 à 23:02.

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