[LE ROMAN DE L’ÉTÉ] Opération Asgard – Seule l’audace paie
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C'est l'été et, comme chaque été, c'est le moment de changer un peu d'air, de prendre un peu plus de temps pour lire. BV vous propose, cette année, une plongée haletante dans la clandestinité durant la Seconde Guerre mondiale. L'auteur et l'illustrateur, Saint Calbre et La Raudière, nous racontent l’histoire d’un jeune étudiant d’Oxford, Duncan McCorquodale, issu d’une vieille famille écossaise, qui, en 1940, va être recruté par le Special Operations Executive (le fameux SOE), créé par Churchill cette même année 1940 lorsque toute l'Europe, sauf la Grande-Bretagne, s'effondrait face à Hitler. L’histoire, donc, d’un jeune patriote dont le « bon sang ne saurait mentir », comme naguère on avait encore le droit de dire. Il va se lancer, corps, âme et intelligence, dans la nuit jusqu’à devenir semblable à elle, pour reprendre l’expression de l'Iliade d’Homère. Car c’est dans la nuit qu’agissait le SOE ! Nos deux auteurs, Saint Calbre et La Raudière, tous deux saint-cyriens, « ont servi dans les armées », nous dit laconiquement et, pour tout dire, un peu mystérieusement, la quatrième de couv’ de ce roman publié aux Éditions Via Romana. On n’en sait et on n'en saura pas plus. Au fond, c’est très bien ainsi : « semblables à la nuit », comme leur jeune héros…
Opération Asgard est le premier tome d’une série qui va suivre notre héros sur plusieurs décennies : de la Seconde Guerre mondiale, en passant par la guerre froide, jusqu’à la chute du mur. Le second tome paraîtra cet automne.
Publié par BV avec l'aimable autorisation des Éditions Via Romana.
Chapitre 21 (suite)
Seule l’audace paie
Bientôt le bout du couloir. Une sentinelle garde la porte du fond. Une balle, au niveau de la carotide. Recharger. Les yeux se sont habitués à l’obscurité. Ranger le pistolet. Sortir les crochets. L’un bloque le pêne, tandis que l’autre, à tâtons, triture l’intérieur de la serrure. Les pistons, un par un, se bloquent. Clac. Tourner vers la droite, actionner la poignée, vérifier qu’il n’y a pas de fil piège, ranger le crochet, sortir le pistolet. Balayer la pièce, pas trop vite, pas trop lentement, avec l’arme. Faible lumière dans une pièce attenante. Marcher. Doucement.
De l’autre côté de la pièce, Duncan le pressent, c’est la fin du parcours. Il a échappé aux pièges, il a traité trois cibles, deux statiques et celle du rail, il lui reste deux cartouches ; il a égorgé la sentinelle. Le voici près de la porte.
Ce qui le cueille en premier, c’est la douleur, qui l’assomme presque. Un coup violent sur l’occiput. Il a roulé, instinctivement, comme à l’entraînement, puis s’est relevé en garde, sonné. Son pistolet est tombé. Face à lui, un homme de taille moyenne, au physique athlétique, qui porte un passe-montagne et semble doté de protections.
Duncan choisit d’attaquer malgré la douleur, immédiatement. Direct gauche-droite, feinte. L’autre est au moins de son niveau, et rendra coup pour coup. Cela ne servira à rien.
Se déplaçant toujours, Duncan a une idée. Seule l’audace paie. Il s’approche de la source de lumière - une lampe vieillotte, sur une table. Profitant d’une attaque de son adversaire, il saisit la lampe et brise l’ampoule. Il se jette sur l’homme au passe-montagne et lui plante la lampe dans les côtes. « Dur à tuer » : son cerveau lui rappelle les paroles du major Vaughan, deux mois plus tôt. Dur à tuer. Presque deux mois sans dormir, un blessé à l’entraînement, deux blessés par balle, trois malfrats dans la nature, étrangers probablement, et surtout, surtout, la peur, au fond de lui, de ne pas être à la hauteur de l’image qu’il a de lui-même. Dur à tuer. Duncan ne ressent plus que de la rage, une rage froide, avec des points d’application précis.
Coup de coude à la mâchoire, coup de genou à l’entrejambe, qui, malgré la coquille de son adversaire, le plie en deux ; percutant le menton avec sa paume, Duncan enfonce profondément ses doigts dans les yeux de l’autre, qui le frappe à son tour, violemment, sur le biceps. Le futur agent relâche son emprise, fait un pas en arrière et, instinctivement, dégaine sa dague et se remet en garde.
Arrêt du chronomètre. Coup de sifflet, bruit d’interrupteur, lumière aveuglante, qui, d’un coup, éclaire a giorno le hangar d’exercice.
L’homme au passe-montagne se découvre. C’est M. Fairbairn, qui, sans ses lunettes, a l’étrange regard doux des myopes. Il sourit largement et semble satisfait de ce qu’il vient de voir. Les ecchymoses ont à peine éraflé son visage déjà ravagé. Duncan, lui, est resté figé, la dague de combat à la main. Le décor de chambre anglaise de banlieue, sommairement reconstituée, au milieu duquel il se trouve, lui renvoie, dans la glace de l’armoire, un visage qu’il met un instant à reconnaître. Creusé, hirsute, barbu, les yeux cernés et sans pitié : c’est lui, et cependant ce n’est déjà plus l’étudiant qu’il était en novembre. Il se ferait presque peur.
Déjà, Nichols vient vers lui, le chronomètre à la main.
— Pas si mal. Descendez par ici, fait-il en montrant un escalier rudimentaire, qui lui permettra de rejoindre les deux camarades qui l’ont précédé.
« Pas si mal » est l’équivalent, à Arisaig, d’une chaleureuse poignée de main. Duncan devra s’en contenter. Il récupère son pistolet, ôte le chargeur, éjecte de la chambre la cartouche non percutée, la remet dans le chargeur, puis descend. Carver et Shannon l’attendent. Bidon d’eau, quart, pas un mot : même manège qu’un mois et demi auparavant, lors du premier passage aux obstacles.
Désormais, maigres (sauf Gordon) et agressifs (sauf Reynolds), les survivants ne font qu’une bouchée de tout cela – les obstacles, le vertige, le froid, la douleur. Ils ressemblent à des loups. Chacun d’eux observe chez les autres le même genre de changement, qu’il peine à voir en lui-même : une démarche plus assurée, plus lente, un regard en mouvement. Quelque chose de létal.
Les explosifs ont été leur unique réveil pendant des semaines, et ils savent en fabriquer avec n’importe quoi ; ils peuvent tuer à mains nues presque n’importe qui ; ils savent entrer et sortir de n’importe où, par la porte ou la fenêtre, en escaladant des gouttières, des conduits de cheminées ou des balcons. Les voici fourbus, mais formés. Leur organisme s’est adapté : une nuit de cinq heures leur semble désormais voluptueuse. Ils savent tenir. Nichols avec son impitoyable nonchalance, Fairbairn et Sykes avec leur courtoisie et leur cruauté, ont fait d’eux des outils.
Duncan savoure son quart d’eau, sous un abri précaire, tandis que la pluie tambourine sur le toit du hangar. Il n’y fait même plus attention. L’un après l’autre, les agents en formation se regroupent. Ils sont essoufflés par le stress et le combat, mais ils ne subissent plus la fatigue. Ils se sourient.
Quand vient le tour, pour John Gordon, passé en dernier, de descendre les marches pour les rejoindre, ses camarades lèvent tous instinctivement la tête. Ce n’est pas très charitable, mais c’est humain : ils veulent voir ce qu’il a donné. Arrivé à Arisaig avec des lunettes encore embuées par la course à pied, il n’a rien cédé, il a serré les dents. Ses camarades, devenus ses amis, l’ont vu peiner et souffler, puis l’ont vu maigrir, s’endurcir. Il descend les marches avec un sourire heureux, mais aussi une sorte de rage puissante. M. Fairbairn le suit, le rattrape : il a le visage tuméfié et la lèvre en sang.
— Monsieur Gordon !
— Monsieur Fairbairn ?
— Un bien beau combat, vraiment.
L’ancien policier de Shanghaï, si implacable, si impossible à arrêter il y a deux mois, adresse un bon sourire à Gordon, qui le lui rend. Duncan ne peut s’empêcher de penser que Shakespeare avait tort d’écrire qu’il fallait se méfier des maigres. Il faut surtout craindre la fureur des gros.
L’heure n’est plus à la pause. Nichols a échangé quelques mots à voix basse avec Fairbairn. Il descend les marches, sans hâte.
— Rassemblement dehors, laisse-t-il tomber.
C’est presque devenu un jeu. En une poignée de secondes, les neuf agents sont rassemblés, sous la pluie battante de la fin de l’hiver. Nichols, parfaitement indifférent, comme toujours, ajoute pourtant :
— Au château. Derrière moi.
Et il part, en petites foulées, à travers bois.
Il faut une demi-seconde à la petite équipe pour comprendre de quoi il s’agit. Un retour au château, c’est peut-être la fin des nuits de trois heures, des ablutions à la citerne glacée, du corps-à-corps près de la falaise, des traversées de criques à la nage en équipement complet. Peut-être vont-ils retrouver un rythme de vie normal. Duncan n’y croit guère, et, pour un peu, regretterait presque l’inconfort, qu’il n’a pourtant cessé de maudire. Il ne faut pas que ce soit facile.
La première surprise passée, les agents s’élancent derrière Nichols.
À suivre...
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