[LE ROMAN DE L’ÉTÉ] Opération Asgard – Un mot du major

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C'est l'été et, comme chaque été, c'est le moment de changer un peu d'air, de prendre un peu plus de temps pour lire. BV vous propose, cette année, une plongée haletante dans la clandestinité durant la Seconde Guerre mondiale. L'auteur et l'illustrateur, Saint Calbre et La Raudière, nous racontent l’histoire d’un jeune étudiant d’Oxford, Duncan McCorquodale, issu d’une vieille famille écossaise, qui, en 1940, va être recruté par le Special Operations Executive (le fameux SOE), créé par Churchill cette même année 1940 lorsque toute l'Europe, sauf la Grande-Bretagne, s'effondrait face à Hitler. L’histoire, donc, d’un jeune patriote dont le « bon sang ne saurait mentir », comme naguère on avait encore le droit de dire. Il va se lancer, corps, âme et intelligence, dans la nuit jusqu’à devenir semblable à elle, pour reprendre l’expression de l'Iliade d’Homère. Car c’est dans la nuit qu’agissait le SOE ! Nos deux auteurs, Saint Calbre et La Raudière, tous deux saint-cyriens, « ont servi dans les armées », nous dit laconiquement et, pour tout dire, un peu mystérieusement, la quatrième de couv’ de ce roman publié aux Éditions Via Romana. On n’en sait et on n'en saura pas plus. Au fond, c’est très bien ainsi : « semblables à la nuit », comme leur jeune héros…

Opération Asgard est le premier tome d’une série qui va suivre notre héros sur plusieurs décennies : de la Seconde Guerre mondiale, en passant par la guerre froide, jusqu’à la chute du mur. Le second tome paraîtra cet automne.

Publié par BV avec l'aimable autorisation des Éditions Via Romana.

 

 

Chapitre 13

Un mot du major

 

L’homme qui en sortit mesurait un bon mètre quatre-vingts, pesait facilement cent kilos et portait un uniforme réglementaire parfai­tement propre, jusqu’aux chaussures, qui brillaient comme si elles avaient été vernies. Il n’y avait rien chez lui de l’aspect porcin qu’ont généralement les gros : au contraire, il semblait vivace, puissant – et pas du tout commode.

Il tenait du bouledogue anglais, du forgeron, et avait quelque chose qui rappelait un ogre – un ogre dont le visage était plissé, à cet instant, dans une moue de dégoût, comme s’il avait eu en face de lui un tas d’insectes rampants particulièrement laids. Ce fut pourtant d’une voix paisible qu’il prononça son discours de bienvenue :

 

— Bonjour à tous et bienvenue dans ce petit paradis perdu, au bord de la mer, commença-t-il avec un accent cockney assez marqué. Je suis le major Charles Edward Vaughan, et je commande ce qui sera votre plus chère maison pendant les quatre prochains mois. Vous avez la grande chance d’être parmi nos premiers stagiaires, et nous allons donc pouvoir utiliser votre présence pour expérimenter toutes sortes d’idées que nous avons eues pour vous former. Par conséquent, il est tout à fait possible que certains d’entre vous partent d’ici plus tôt que prévu – dans une boîte en bois.

 

Certains des jeunes agents s’entre-regardèrent. Le major Vaughan n’avait pas du tout l’air de plaisanter et traitait la vie humaine comme une simple variable d’ajustement. Comme s’il avait lu dans leurs pensées, l’officier ajouta, du même ton calme :

— Il n’y a, dans mon discours, aucune trace de malveillance. Si vous deviez mourir à l’entraînement, cela pourrait être parce que vous ne courez pas assez vite, ne sautez pas assez haut, ne respectez pas les règles de sécurité ou mettez du temps à réarmer. En d’autres termes, ce sera entièrement votre faute. Le service vous a choisis. Nous allons vous rendre durs à tuer. C’est le but de la vie d’un soldat, alors j’insiste sur cette expression : durs à tuer. Il vous faudra être plus rapides, plus forts, moins fatigués, plus malins, plus agressifs – et tuer les premiers. Le service vous donne, le service vous prend.

 

Duncan commençait à ressentir une légère antipathie envers ce gros bonhomme qui, outre sa légèreté face à la vie humaine, paraphra­sait à contretemps le livre de Job. C’était probablement, se dit-il, un de ces officiers de salon qui se prennent pour des héros, mais n’ont jamais vécu la vie de troupier, et en parlent pourtant bien à leur aise.

Deux hommes en uniforme, derrière le major Vaughan, venaient de rejoindre le sergent-major, sans un bruit. Le major Vaughan se retourna vers eux et les désigna de la main :

 

— Voici monsieur Fairbairn et monsieur Sykes (les hommes firent un signe de tête à l’appel de leur nom). Ils nous viennent de la police de Shanghaï et ont traversé la terre pour vous apprendre à vous battre.

 

MM. Fairbairn et Sykes se ressemblaient beaucoup ; de loin, on aurait dit deux fonctionnaires un peu ternes, portant des lunettes. Pourtant, à mieux y regarder, leurs yeux étaient en alerte, et leur visage ascétique, aux joues très creusées, portait la marque d’un entraînement intensif. Duncan remarqua aussi, en connaisseur, que le nez de M. Fairbairn avait probablement été cassé plusieurs fois. Ces deux anciens policiers auraient certainement des choses à leur apprendre.

 

— D’autres instructeurs vous apprendront, au cours du stage, tous les arts sombres que vous avez besoin de connaître. Vous les verrez en temps voulu. En ce qui me concerne, continua Vaughan, puisqu’il est juste que vous connaissiez vos chefs, je suis un vieux soldat. J’ai d’abord été militaire du rang dans les Coldstream Guards, il y a bien longtemps, puis sous-officier. Il y a quelques années, alors que j’étais sous-officier régimentaire, on a bien voulu faire de moi un lieutenant. Et me voilà. J’ai donc perdu l’habitude de hurler dans les baraque­ments, mais ne me mettez pas au défi.

 

Duncan se reprocha intérieurement son jugement hâtif sur les qualités martiales de l’impressionnant major. Il n’avait pas, loin s’en faut, acquis le don de lire dans les gens, qualité essentielle de son futur métier.

 

— Durant les prochaines semaines, vous ne verrez pas énormé­ment vos chambres, dit le major Vaughan en regardant dans la direction de l’aile ouest. L’essentiel de vos courtes nuits se déroulera plutôt dans cette direction, fit-il d’un air indifférent, la moue toujours plissée, en balayant de sa main gauche l’étendue des landes écossaises, ou bien derrière vous, poursuivit-il d’un petit coup de menton devant lui.

Derrière les futurs agents, à quelques centaines de mètres, c’était la falaise, puis, en contrebas, l’océan. Les bourrasques glacées, le bruit des vagues et la tempête qui semblait se préparer ne laissaient rien présager de bon. Et pourtant, il était midi et il y avait encore un peu de soleil. Imaginer une opération nautique en pleine nuit, sans même parler de la concevoir ou de l’exécuter, paraissait déjà fort désagréable.

— Je n’ai plus que quelques conseils à vous donner avant de vous remettre à la disposition du sergent-major. D’abord, donnez tout ce que vous avez. Nous irons puiser en vous des ressources que vous ne pensiez même pas posséder. Il ne vous faudra qu’un peu de bonne volonté. Votre corps, votre esprit et votre volonté se livreront bataille en permanence. Écoutez toujours la volonté. Ensuite, soyez créatifs. Nous ne formons pas des soldats. Nous ne sommes pas au service militaire. Vous l’avez constaté avec la présence de jeunes filles, mais aussi de quelques enfants à peine sortis de l’âge ingrat, qui auraient dû faire leur service militaire dans un an ou deux. Par conséquent, pas de rigueur idiote. Improvisez. Surprenez-nous. Pensez en dehors du cadre. Les Allemands sont connus pour leur méticulosité. Nous leur opposerons neuf siècles de chevalerie, de ruse et d’embuscade. Enfin, et c’est le plus important, n’oubliez pas que tout cela a un but réel. Nous allons vous rendre fit to fight and fighting fit, taillés pour com­battre et taillés comme des combattants. Ne pensez qu’en termes de combat, de survie, de réalité. Je reverrai les survivants dans deux mois. Que Dieu vous garde !

 

Et, après un demi-tour parfaitement réglementaire, le major Vaughan, stick sous le bras, retourna dans le château d’Arisaig, d’une démarche lourde et paisible. Fairbairn, Sykes et le sergent-major s’étaient mis au garde-à-vous sur son passage – un garde-à-vous, lui aussi, parfaitement réglementaire, qui dénotait un véritable respect. La minute d’après, Fairbairn et Sykes retournaient au château en ordre dispersé, et le sergent-major s’approchait du petit groupe, retrouvant sa nonchalance.

 

— Bien, je suis le sergent-major Nichols, se présenta-t-il enfin de sa voix calme. Je vais m’occuper de vous à partir de maintenant. Derrière moi jusqu’au hangar.

Et il partit en courant. Les stagiaires le suivirent tant bien que mal, un peu décontenancés par ce départ soudain. Le hangar en question, en forme de demi-lune de tôle, situé à un mile dans la forêt, était un dépôt de matériel de campagne. Deux caporaux les y attendaient.

On leur jeta presque à la figure le paquetage qu’ils allaient conserver pendant leur stage : un uniforme, des brodequins, un casque lourd et un sac contenant de quoi vivre sur le terrain. Nichols observait ces opérations d’un œil placide.

— Les hommes, par ici. Les femmes, par là, fit-il tranquille­ment, en montrant deux cabines au fond du hangar. Rassemblement en tenue, sac au dos, casque sur la tête. Cinq minutes, dehors, rassemblés.

 

Les douze agents en devenir se ruèrent littéralement sur les ves­tiaires de fortune, s’ajustèrent comme ils purent. Duncan fit attention au laçage de ses brodequins – ni trop serré, ni pas assez – tout en pestant intérieurement sur cette brimade apparemment sans but. Ils sortirent en bondissant du hangar, laissant leurs affaires en tas sur les bancs de bois. Nichols attendait, tranquille, dans une sorte de position de repos vaguement réglementaire. Il laissa simplement tomber :

— Aux obstacles, derrière moi.

Et il partit, courant toujours.

 

Il était midi dix et la journée serait probablement longue.

Au loin, on apercevait, dans les arbres, des échafaudages de bois et de corde qui annonçaient le programme de l’après-midi.

 

À suivre...

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