Le roman inédit de l’été : Derrière le mur (11)
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Cet été, Boulevard Voltaire vous propose une fiction inédite, jamais publiée auparavant. Embarquez avec Fadi, Sybille, Jean et Tarek dans un pays qui n’existe plus.
Tout à ses considérations, il salua distraitement le gardien qui se figea. C’était sans doute la première fois qu’on le saluait même sans y prendre garde. Il leva les yeux vers Fadi et lui sourit légèrement. Rougissant de la gêne d’avoir commis un impair et priant pour qu’on ne l’ait pas vu, Fadi s’engouffra dans l’aile est du bâtiment avec l’idée d’aller boire un café dans la salle des professeurs. À l’instant où il s’apprêtait à tourner le loquet, il se rappela à nouveau que c’était jour de jeûne et, changeant de direction, alla flâner dans la cour de récréation parmi les bouleaux. Une poignée de professeurs y déambulaient déjà en lisant leur Coran. Tous ces notables en djellaba et barbes longues marchaient sans se croiser le front penché vers le Livre. Il n’y avait pas un souffle de vent ni un seul bruit. Les seuls sons audibles étaient provoqués par le frottement des babouches sur le sol et les intenses gargouillements que produisaient les estomacs de ces savants. Comme s’ils avaient troqué leur auréole pour une condition plus humaine.
Souriant pour lui-même, il se sentit d’excellente humeur lorsque la sonnerie retentit. Entrant dans la salle de classe, il se surprit à penser que la vie n’était pas si mal faite, au bout du compte.
Ses élèves n’avaient même pas chahuté avant son arrivée. Il leur avait fait comprendre, ces dernières semaines, qu’il valait mieux ne pas jouer avec ses nerfs. Il négligea même son petit rituel qui consistait à se saisir de la longue baguette de noisetier, symbole de son autorité et outil de châtiment dont il usait modérément. Il la laissa traîner paresseusement au mur près du tableau noir.
Il passa la première heure à leur faire réciter des passages de sourates, comme le programme l’y astreignait. Durant la deuxième heure, consacrée aux devoirs, il sortit le livre de Jean camouflé derrière la même couverture qui lui avait servi à cacher son dernier méfait.
Pendant sa lecture, il jetait des regards à ses garçons qui étudiaient méticuleusement les enseignements des maîtres. Il ressentit un élan de compassion pour eux qui, leçon après leçon, avalaient sans réfléchir ce qu’on leur présentait. Il eut même l’envie insensée de prendre ce livre, d’en arracher la couverture et de leur parler de Vercingétorix et de César. De la tragédie d’Alésia et de la bravoure des Arvernes. Mais à quoi bon ?
Pendant que ses élèves partaient en récréation, le ventre vide, il se dirigea sans conviction vers la salle des professeurs. Elle était déserte à l’exception du scheik Arbini. Ce notable originaire d’Alger à l’âge vénérable avait toujours eu de l’affection pour lui. Fadi l’aimait bien, tout en regrettant la foi rigide du vieux sage comme s’il n’avait jamais douté de l’existence d’Allah.
Arbini eut un bon sourire lorsqu’il vit le jeune homme rentrer.
- Bonjour Fadi, quelle belle journée pour jeûner !
- Oui, répondit machinalement le jeune homme, l’air n’est pas trop sec et la chaleur est supportable.
- En effet, d’ailleurs je t’ai entendu leur faire réciter le Livre, tout à l’heure. À ta place, je les laisserais économiser leur salive. C’est déjà admirable de voir ces petits suivre le ramadan, il ne s’agit pas de les décourager trop vite.
- C’est un bon conseil, Maître, répondit-il avec componction.
- Tu es jeune, tu as le zèle de ton âge. Tu t’apercevras bien vite que la vieillesse corrige ces torts.
Il eut un petit rire. Fadi sourit aussi. Il était sensible aux marques d’affection et celle-ci le touchait.
Le scheik redevint sérieux.
- Cela fait plusieurs jours que je n’ai plus rencontré ton frère ou ton père. Je voulais prendre de leurs nouvelles, mais puisque je te vois toi…
- Tarek se bat contre les rebelles. Père est fidèle à lui-même, il parle peu et réfléchit beaucoup.
Le scheik plissa légèrement les yeux.
- À vrai dire, ma fille m’a dit qu’elle avait aperçu Tarek le jour de l’exécution. Il a su se montrer digne et fort, à ce que j’ai entendu dire. C’est un homme bien et un bon musulman. Quant à ton père, tu sais tout le respect que je lui porte.
- Pardon, Maître, mais tu n’étais pas présent à l’exécution ?
Arbini eut un sourire d’excuse. Non il n’y était pas allé. Il se sentait fatigué et se tenir dans une foule en plein soleil n’était pas conseillé pour un homme de son âge.
- Mais je n’ai rien raté, j’ai eu droit à un compte rendu détaillé de ma fille et de mon gendre. Cela a été fait selon les règles, à mon sens, et cela a dû rassurer le peuple.
- C’était spectaculaire, murmura le jeune homme.
- Oui je suppose, répondit le scheik. Son Excellence Yacine a parfaitement compris les aspirations de son peuple. Il sait mieux que quiconque ce qu’une guérilla peut provoquer et il a su trouver comment les rassurer par son implacabilité à châtier les hérétiques et les apostats. Comme un bon serviteur d’Allah.
- Maître ?
Fadi était surpris par l’amertume à peine voilée du scheik. Mais Arbini s’était tu. Il ne voulut pas parler de ses angoisses et de ses craintes à propos de l’avenir. Il voyait pourtant le vizirat présenter des signes de fébrilité et d’essoufflement. Le scheik ne pouvait définir avec précision ses intuitions. Comme une lointaine tempête arrivant depuis une plage paisible. Il vivait avec une indéfinissable appréhension. Il sentait aussi cette fragrance douceâtre qui montait à ses narines, comme une légère odeur de pourrissement s’exhalant des profondeurs du sol.
Contrairement à ses pairs, il n’avait jamais négligé d’étudier le passé. Certes de manière incomplète, mais les penseurs issus d’Afrique du Nord étaient paradoxalement plus férus d’Histoire occidentale que leurs collègues européens. Parce que les interdits qui avaient frappé tout ce qui n’était pas conforme à la nouvelle doxa avaient mis plus de temps à traverser la Méditerranée qu’à franchir le Bosphore. Et puis l’Algérie n’était pas un pays conquis. Le Calife avait dû déployer des trésors de diplomatie pour que ses coreligionnaires algériens respectent son autorité. Car ces descendants de Bédouins, de Touaregs et d’Arabes, ces rejetons de fellaghas et de l’armée nationale populaire n’avaient aucune leçon de piété à recevoir. Ils s’étaient libérés du monstre occidental avant les autres et avaient fourni d’importants contingents aux martyrs de l’État islamique.
Pour toutes ces raisons, Arbini avait étudié longuement les cycles de l’Histoire ainsi que la grandeur et la décadence des civilisations. Au soir de sa vie, il observait l’installation de cette société qu’il avait appelée de toutes ses prières. Il avait honte de se l’avouer, mais il l’avait attendue comme un enfant espérant un présent qui décevra systématiquement son imagination. Il n’aimait pas la tournure que prenaient les événements. Il avait fait partie des rares notables à avoir alerté Yacine II sur les risques imminents d’une rébellion, le suppliant d’aller nettoyer le ghetto des dhimmis. Arbini était persuadé qu’il s’agissait d’un foyer infectieux prêt à contaminer à nouveau le monde si l’on s’obstinait à ne pas vouloir le détruire. À cette époque, les hommes, forts de leur victoire et certains de leur puissance, lui avaient ri à la barbe. Se moquant gentiment de ce vieillard trop obstiné à traquer des ennemis qu’ils croyaient vaincus. Et pourtant, l’Ennemi se réveillait. Le scheik se doutait que ce n’était là qu’un prélude. Les ferments de la révolte étaient en train de germer. Le temps jouait pour eux.
Youssef Arbini était déçu du fruit de soixante ans de réflexions, de travaux patients et de sagesse. Il trouvait cette société pourtant éclairée par la loi d’Allah désespérément trop humaine. Ses congénères se comportaient comme des enfants sales dans un salon, qui laisseraient des souillures dans la pièce sans même le faire exprès. C’est ce qui avait valu à ses lèvres d’être éloignées de l’oreille de Yacine II. Le vizir s’était lassé du zèle alarmiste du vieux sage. S’il était parvenu à maintenir un pied dans le palais, le scheik s’était provisoirement retiré dans l’école coranique. Préférant l’oreille attentive et docile d’un enfant aux certitudes blasées des politiques.
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