Le roman inédit de l’été : Derrière le mur (2)

Derriere le mur Marc Eynaud roman

Cet été, Boulevard Voltaire vous propose une fiction inédite, jamais publiée auparavant. Embarquez avec Fadi, Sybille, Jean et Tarek dans un pays qui n’existe plus.

Près d’un quart de siècle après les accords, Fadi sentait son cœur battre à mille à l’heure. S’aventurer ici pendant un couvre-feu en période de guerre était passible de flagellation. Mais c’était cela qui l’excitait. Marcher sur la corde raide avait toujours été son mode de fonctionnement. Tout en étant incapable de donner un nom au mauvais génie qui le poussait à prendre sans cesse des risques et à tester son courage ; son attirance pour le risque obéissait davantage à un besoin vital plutôt qu’à une quelconque témérité.
Un pas cadencé le fit s’aplatir au sol. Juste à temps. Une patrouille armée passa à quelques mètres. Retenant sa respiration, il attendit que les soldats se fussent éloignés avant d’oser lever la tête. Avisant, à une vingtaine de mètres, une carcasse de voiture calcinée, il rampa jusqu’à elle et s’installa sur le siège du conducteur. Il passa plusieurs minutes ainsi, le temps de se remettre de ses émotions, le temps d’attendre que sa fréquence cardiaque daigne reprendre un rythme normal.

Au bout d’une demi-heure, il estima qu’il était temps de rentrer. S’il ne craignait pas la réaction hystérique de sa mère ni les coups de pied au cul de son père, il ne voulait surtout pas créer d’ennuis à Tarek.

Sortant de sa cachette, il marcha d’un bon pas. Arrivé à l’immeuble en ruine juste avant l’école, il entendit un bruit de moteur derrière lui. Son sang se glaça, un véhicule blindé surmonté de deux projecteurs remontait le boulevard. Alors qu’il commençait à courir, il s’arrêta net. Une autre escouade de surveillance, accompagnée de chiens, s’avançait dans sa direction. Cerné. Curieusement, il ne s’affola pas. S’aplatissant contre le mur de l’immeuble, il pria pour qu’un miracle le tire de ce mauvais pas. Ce qui se passa ensuite fut si rapide qu’il n’eut pas le temps de comprendre. Avec un grincement, les planches qui condamnaient le soupirail à ses pieds s’ouvrirent, une main surgit et lui attrapa la cheville. Refrénant un cri de surprise, il se baissa et eut tout juste le temps de s’y glisser. À la seconde où ses pieds touchèrent le sol de la cave, son sauveur inconnu avait refermé l’ouverture. Les lumières du projecteur filtraient à travers les planches. Fadi avait échappé de peu à la patrouille. Il voulut parler mais une taloche sur la nuque le fit taire. Une minute plus tard, dans un concert de bruits de pas et d’aboiements, une vingtaine de pieds bottés et de pattes passèrent à un mètre au-dessus de son visage.
Tremblant de soulagement, Fadi se laissa couler contre le mur et prit une grande inspiration. Il ne pouvait apercevoir son mystérieux sauveur puisque la cave était plongée dans l’obscurité. En revanche, il l’entendait se mouvoir en grommelant à mi-voix des choses que Fadi ne comprenait pas. Il entendit craquer une allumette et, une à une, des bougies s’allumèrent, projetant un faible halo lumineux dans la pièce. Il prit alors conscience de l’absurdité du lieu dans lequel il se trouvait.

La cave devait faire au mieux quinze mètres carrés. Les murs étaient invisibles car d’immenses bibliothèques emplies de livres les cachaient à la vue. Dans un coin, un lit défait et crasseux tentait de s’imposer entre plusieurs piles de livres chancelantes. Ce que Fadi prenait pour un sommier n’était en fait qu’un empilement de caisses en bois. Il y avait pour tout mobilier une table basse et deux fauteuils défoncés et dépareillés. Sous la table, quelques conserves.

Il y régnait une odeur curieuse, faite de moisissure, de cire et de renfermé. Fadi en conclut que les bougies devaient brûler sans interruption en temps normal, pour chasser l’humidité ambiante. Ébahi par ce qu’il voyait, il ne s’aperçut pas que le propriétaire des lieux le regardait fixement.

L’homme semblait très vieux. Ses cheveux qu’il portait à mi-épaules étaient d’un blanc sale. Ses mains étaient enveloppées de mitaines usées et ses doigts longs et squelettiques étaient crispés sur le dossier du fauteuil situé entre eux. Enveloppé dans une mauvaise couverture, il paraissait famélique. On aurait pu le croire mort tant son aspect physique semblait délabré, mais ses yeux exprimaient l’inverse. Profonds et perçants, ils le scrutaient avec la méticulosité d’un antiquaire. Lorsque Fadi essaya de capter son regard, il vit dans ses pupilles danser des flammes. Comme si toute sa force vitale avait reflué de son corps pour venir s’y réfugier.

Encore sous le choc, Fadi ne put prononcer une parole. Cette scène lui semblait irréelle, il essaya de bredouiller un merci mais ne parvint qu’à émettre un son rauque et inaudible. L’homme contourna le fauteuil, s’assit et l’invita à faire de même.

Ne sachant que faire ni quelle posture adopter, Fadi hésita. Alors le vieillard parla :
- Ils vont repasser dans quelques minutes, il serait plus sage pour vous de vous asseoir et d’attendre patiemment.
La voix était mélodieuse, courtoise et raffinée. Le jeune homme s’assit tout en se demandant à qui d’autre cet homme s’adressait. « Vous » ? Il s’était retourné en sursautant lorsque son mystérieux ange gardien avait employé ce pronom mais il ne vit personne d’autre.
Comme s’il avait deviné ce qui se tramait dans la tête de son hôte, le vieil homme sourit :
- Excusez-moi, j’avais oublié que cette formulation est tombée en désuétude dans ce monde. Mais dites-moi que fait un jeune homme comme vous dehors pendant le couvre-feu ? J’ai entendu dire que la milice ne plaisantait pas avec les lois martiales…

Reprenant ses esprits, Fadi se braqua comme un enfant pris en faute. Il tenta :
- Ma mère est tombée malade, besoin de médicaments…
- Elle doit être sujette aux rechutes car je vous vois passer devant chez moi à peu près tous les soirs depuis une bonne semaine, répliqua-il.
Fadi supplia alors Dieu que son énigmatique sauveur ne l’ait pas vu rougir. Il contre-attaqua :
- Moi, en revanche, je ne t’ai jamais vu ! Qui es-tu ? Tu vis ici ? Que fais-tu ? Tu n’as pas l’air d’un musulman.
- Cela fait beaucoup de question, et je crains de ne pouvoir répondre à toutes. Je vous signale, jeune homme, que sans moi vous receviez bastonnades, disgrâces et sans doute pire encore. Mais je vais passer outre votre impolitesse manifeste en l’excusant, compte tenu de votre âge. Je m’appelle Jean et je suis un survivant.
- Un quoi ?
- Un survivant, jeune homme. Un simple humain qui tente d’exister dans ce monde troublé. Un marginal que votre société a rejeté. Un pauvre homme qui ne demande que la tranquillité. Un anachorète forcé, en quelque sorte.

Cet article a été mis à jour pour la dernière fois le 09/03/2022 à 13:07.

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