Le roman inédit de l’été : Derrière le mur (20)
5 minutes de lecture
Cet été, Boulevard Voltaire vous propose une fiction inédite, jamais publiée auparavant. Embarquez avec Fadi, Sybille, Jean et Tarek dans un pays qui n’existe plus.
Chapitre VIII
En se rendant chez Jean, Fadi était inquiet ; les deux derniers soirs, il avait trouvé porte ou plutôt volet clos. Soit le vieux était absent, soit il lui était arrivé quelque chose. Ce soir-là, il s’était muni d’un pied-de-biche, s’il était persuadé que personne n’avait découvert la planque du vieux ; dans le cas inverse, il l’aurait forcément su, il craignait de découvrir un cadavre en entrant. Il était si vieux et faible que la mort aurait parfaitement pu le prendre dans son sommeil. Il ignorait pourquoi, mais les patrouilles semblaient s’être espacées, depuis plusieurs jours. Lassitude ? Certitude ? Il lui était cependant plus aisé que jamais de sortir la nuit. Gardant ses sens en alerte, il marchait d’un pas rapide.
Il avait fait encore le même rêve. Un paysage désert, une caravane et un cavalier. Et chaque fois, il lui courait après et finissait par ne rattraper qu’un cadavre desséché. Chaque nuit, la course lui paraissait plus longue.
Arrivé au soupirail, il s’agenouilla et frappa doucement. N’entendant aucune réponse, il saisit le pied-de-biche, mais alors qu’il l’introduisit dans la rainure, le volet s’ouvrit et faillit lui fracasser le nez.
- Bonsoir Fadi, veuillez refermer derrière vous, je vous prie.
Masquant son soulagement, il entra sans un mot. Jean n’avait pas changé, ses cheveux blancs encadraient son visage mal rasé et la flamme qui dansait dans ses prunelles était plus vive que jamais. Avant de refermer, il jeta un bref coup d’œil dehors.
- Comment allez-vous, mon cher ? Je suis content de vous revoir.
Fadi tendit la main et lui rendit son Histoire de France.
- Vous l’avez lu ? Entièrement ? Le regard du vieux s’allumait déjà.
- Des Gaulois jusqu’aux accords de Jérusalem…
- Ah ? Jean scrutait Fadi avec une attention polie. J’imagine que cela a dû vous heurter.
- C’est différent. Fadi s’exprimait avec davantage d’assurance. Au début, j’étais complètement paumé. Comme si tous ces événements se déroulaient sur une autre planète. Et puis, à partir de la fin des années 1900, j’ai commencé à percevoir les liens entre les époques jusqu’à aujourd’hui.
- Et ? Comment trouvez-vous cette chère France ?
Fadi ne sut que répondre. Il avait commencé à réfléchir à des questions, tenté de conserver un semblant de plan pour ordonner ses idées, mais au bout de quelques centaines de pages, il y avait renoncé. C’était absurde de vouloir prétendre tout comprendre et tout retenir.
- La France ? J’ai du mal à comprendre comment un seul peuple a pu autant se transformer et subir autant d’événements sans disparaître. Du moins pendant un temps. En fait, c’est cela que je ne comprends pas, comment cette chute a-t-elle pu arriver si vite ?
- Une question intéressante, mon cher, vous l’avez lu aussi bien que moi. Les vagues migratoires, la guerre, le djihad et le premier califat…
- Oui, ça, j’ai compris. Mais comment aviez-vous pu permettre cela ? La France était la cinquième puissance du monde. Comment, alors qu’elle était ce phare intellectuel, ce pays de liberté et de tolérance, ce pays évolué et possédant une armée si puissante ; comment a-t-elle laissé les djihadistes l’envahir ?
Jean applaudit lentement.
- Vous avez la réponse dans votre question, mon ami, mais vous soulevez un point intéressant. Les djihadistes ne nous ont pas vaincus. Ils n’ont pas eu à prendre cette peine. Nous sommes tombés seuls.
Le regard de Jean s’était éteint. Une tristesse indicible se peignait sur son visage. Souvenir d’une époque qui le ramenait à la jeunesse de son propre père. Inspirant longuement, il parla longuement, d’une traite. Avec un ton monocorde qui glaça le jeune homme :
- Phare intellectuel, dites-vous ? Ce fut le choc de l'évolution matérialiste abattue par le tribalisme guerrier. Prisonniers de notre soi-disant supériorité humaniste, nous nous sommes laissés soumettre. Captifs de notre pacifisme, nous avons présenté nos dos aux balles et notre nuque au sabre. Obsédés par notre traque des discriminations, nous nous sommes volontairement courbés. Nous vantions tellement la vertu du roseau que nous en avions méprisé la force du chêne. Taraudés par notre psychose égalitaire, nous avons abaissé notre culture jusqu'à la dénaturer.
La tirade était partie d’un coup. Pourtant, il n’élevait pas la voix. Fadi comprit qu’il était intarissable. Croisant ses bras sur ses genoux, il écouta. D’ailleurs, Jean reprit sans lui laisser le temps de le relancer :
- Mais nous étions les enfants de l'ignorance, les dégâts collatéraux de nos parents qui, à force de rechercher la liberté en s'affranchissant de l'Histoire, ont aliéné leurs enfants à l'amnésie. À force de chercher à « se trouver » dans un individualisme destructeur, ils ont fini par se perdre. À tel point que lorsque nous fumes attaqués, nous ne savions même plus ce que nous devions défendre. Vous ne nous avez pas vaincus. Nous nous étions suicidés. Avec du recul, je pense que ceux qui furent nos ancêtres savaient, au fond, ce qui nous attendait, mais il leur était plus confortable de le nier. Et maintenant que nous sommes sur le point de disparaître, nous prenons les armes. Voyez-vous, mon cher Fadi, c'est lorsque l'on perd tout que l'on prend conscience du poids de l'héritage dont nous sommes les gardiens. Alors, ne nous plaignez pas trop. Nous nous sommes effondrés parce qu’à l’image de chaque civilisation, nous avions connu l’avènement, la conquête, l’hégémonie et la décadence…
Jean s’était levé, il arpentait la pièce en faisant de grands gestes :
- Voilà pourquoi il était capital que vous et moi nous nous rencontrions. Parce que vous commencez à comprendre ce à quoi je veux en venir. Vous demandez-vous encore la raison de ma présence ? Les livres m'ont enseigné qu’ils garantissaient la survie d'une nation plus sûrement qu'une terre ou qu'un drapeau. Ce sont les mots qui perpétuent toutes ces structures éphémères que sont les empires et les monuments. Qu’est-ce qu'une mosquée, sinon un tas de pierre ? L'islam n'y réside pas, l'islam n'existe que dans les écrits du Coran, dans la bouche de vos imams et des croyants. Spartiates, Athéniens, Ottomans, Romains, Francs, tous se sont effondré dans ce cycle permanent qu’est l’histoire du monde. Aucune idéologie, aucune valeur, aucune institution n’a survécu à la folie indomptable de l’Homme et à la corrosion du temps. C’est à la lumière de cela qu’aucun des nôtres ne désespère. Nous fondons notre espoir sur l’expérience contenue dans ce trésor que vos pareils dédaignent : la transmission d’une mémoire vivace, féconde et inoxydable tant que nous l’entretiendrons. Tous nous tomberons, seuls eux (il montra ses livres) resteront.
Fadi le regardait bouche-bée. Il n’était pas certain d’avoir compris ce que Jean cherchait à lui dire. Le jeune homme avait le sentiment d’entrer dans un champ autrement plus dangereux que la recherche du passé. Sans qu’il ne puisse se l’expliquer, l’effroi prenait possession de son cœur.
Pour ne rien rater
Les plus lus du jour
LES PLUS LUS DU JOUR
Un vert manteau de mosquées
BVoltaire.fr vous offre la possibilité de réagir à ses articles (excepté les brèves) sur une période de 5 jours. Toutefois, nous vous demandons de respecter certaines règles :