Le roman inédit de l’été : Derrière le mur (25)

Cet été, Boulevard Voltaire vous propose une fiction inédite, jamais publiée auparavant. Embarquez avec Fadi, Sybille, Jean et Tarek dans un pays qui n’existe plus.
Chapitre X
Charbel s’était réveillé avant le jour, l’opération était pour ce matin. Le Père était arrivé dans le ghetto depuis un mois à peine. Mais rien n’avait changé. Au dehors, la nuit s’éclaircissait à peine. Sur sa petite table de chevet, il attrapa sa montre et sa casquette. Il n’avait pas de réveil. Son corps s’était habitué à ces levers qui précédaient l’action et le danger. Comme mue par un automatisme animal, sa carcasse semblait pressentir l’habituelle impulsion chimique produite par son cerveau. Cette résolution froide et résignée qui livrait bataille avec les enzymes plus acides de l’appréhension. Tirant le deuxième tiroir de sa commode, il attrapa le revolver fixé avec du scotch sur sa partie supérieure et le fourra dans sa poche. Alors qu’il passa le porche de l’immeuble décrépi, il sentit un mouvement derrière lui. Saisissant son arme, il se retourna avec la vitesse de l’éclair puis ses traits se détendirent. Retenant un soupir de soulagement, il salua Mathieu d’un léger sourire.
Ils n’échangèrent pas un mot pendant le trajet. Mathieu et Charbel n’étaient pas de ceux qui évacuent leur peur en parlant plus fort et en se sentant obligés d’user d’un humour forcé. Pour eux, aucune phrase n’aurait pu traduire ce qu’ils ressentaient en ce moment précis.
Les deux hommes retraversaient la place centrale. Depuis celui de la jeune fille quelques semaines auparavant, une trentaine de cadavres avaient subi le même sort. Cela faisait partie de la stratégie. Continuer les affrontements comme si rien ne bougeait, mais les pertes avaient été sévères. La faute à l’inexpérience mais aussi, Charbel le reconnaissait bien volontiers, la supériorité de certains officiers moudjahidines. Un problème qui n’allait pas tarder à être réglé, au moins partiellement.
Obliquant dans une petite impasse sur leur gauche, ils s’arrêtèrent devant une bouche d’égout. De celles qui mènent aux catacombes. Si le Califat avait parfaitement compris l’enjeu stratégique d’un tel réseau en le condamnant en grande partie, les rebelles creusaient sans cesse de nouvelles galeries pour tenter de retrouver les réseaux principaux. Un moyen sûr et efficace de se déplacer discrètement mais qui provoquait ce perpétuel jeu du chat et de la souris.
Une fois en bas, ils suivirent le jeune homme en faction qui les conduisit au lieu du rendez-vous. Au bout de quelques centaines de mètres à tâtons, ils débouchèrent dans une sorte de salle voûtée éclairée par quelques lampes-torches. Élie les attendaient, accompagné d’une douzaine de silhouettes armées et cagoulées.
- Je les ai briefés, murmura Élie. Ils sont tous célibataires et sans familles.
- Déterminés ? demanda Charbel sur le même ton.
- Comme on peut l’être dans ces cas-là, prêts à affronter l’enfer.
- Bien.
Mathieu prit la parole :
- Soldats, soyez tout d’abord assurés de ma gratitude et de celle de notre peuple pour vous être portés volontaires pour cette mission. Elle exigera de vous froideur et discipline. J’ai conscience que je ne parle pas à des bleus mais, à la moindre hésitation de votre part, inutile de vous dire que vous êtes morts. Il n’y a pas de cible secondaire, chacune d’entre elles relève d’un minutieux travail de repérage et de renseignement. Il vous est formellement interdit de communiquer à quiconque l’identité de votre cible. Moins vous en savez, moins vous ferez courir de risques. En cas de capture, il serait dommage que l’un de vous déballe tout au premier tour de corde.
Au bout de quelques minutes, les six cibles furent désignées. Deux militaires, deux professeurs et deux imams. Tous des hommes de foi et de courage, animés d’un fanatisme commun à les détruire. Charbel, dissimulé sous sa cagoule, scrutait chaque membre du commando et tentait d’accrocher le regard de chacun d’entre eux. Si les yeux étaient le reflet de l’âme, ils étaient surtout celui des sentiments. Il n’est pas nécessaire de voir le visage d’un homme pour le jauger. Les yeux suffisent. Le regard éteint de celui qui s’abandonne, celui brillant de l’exalté, la clarté de la tranquillité et le feu de la haine. Tous ces sentiments et toutes ces dispositions étaient présents ce matin. De ces regards dont aucun n’exprimait un sentiment commun, il y avait néanmoins une grande unité. Quiconque avait déjà vécu l’aurore précédant une bataille pouvait comprendre. Le frisson de peur et d’excitation, cette savante alchimie équilibrant adrénaline et terreur. L’effort physique qu’il fallait pour ne pas le montrer et paraître indestructible auprès de ses compagnons d’armes. Ce genre d’effort que doivent également partager les comédiens avant de monter sur scène, celui d’abandon et de possession tout à la fois. Assez de lucidité pour porter un coup mortel et de folie pour ne pas ressentir le doute.
Les ordres de mission avaient été distribués. Le briefing n’avait duré que quelques minutes. Sans discours et sans panache. À quoi bon la verve lorsque la seule personne qui a besoin d’être convaincue est l’orateur lui-même, se disait Charbel.
Ajustant son sac à dos, Élie s’apprêtait lui aussi à partir pour la planque d’où il coordonnera les frappes. Il arborait un visage décontracté, comme si toute la pression et l’angoisse de la préparation s’évacuaient avec la certitude de l’imminence de l’action. Les trois ministres avaient peu dormi, ces derniers jours. Sortant une fiole de la poche intérieure de son manteau, Mathieu en but une lampée et la passa à ses amis ; ils toussèrent abondamment.
- De la patate, sourit-il.
Essuyant les larmes qui perlaient au coin de ses yeux, Élie regarda ses camarades soudain sérieux.
- S’il devait m’arriver quelque chose…
- …ta femme et tes enfants ne seront pas abandonnés, Charbel avait terminé sa phrase.
Il s’était retenu de répondre « Il ne t’arrivera rien ». Cette réponse convenue, ce petit mensonge de circonstance était bon pour les recrues. Certainement pas pour Élie ni pour eux. Lui et ses hommes avaient de grandes chances de ne pas revenir. À quoi bon se le cacher ?
Du groupe de conjurés, Élie était le seul à avoir encore une famille de ce côté du Mur. Hormis Charbel et Françoise, qui étaient orphelins et sans enfants, Mathieu avait fait évacuer les siens à l’est. Une situation difficile qu’il supportait avec la certitude que quoi qu’il puisse faire, ils seraient en sécurité. Élie n’avait pas eu cette force. Sa femme non plus.
- Elle ne sait pas où je vais, elle ignore tout de mes missions, comme cela, elle n’aura pas à mentir si d’aventure…
Encore une fois, il ne finit pas sa phrase. La perspective d’imaginer sa femme et ses deux enfants aux mains des moudjahidines l’aurait fait défaillir. Inspirant fortement, il emboîta le pas de ses hommes, sac au dos et fusil d’assaut en bandoulière. Le réveil des croyants sera brutal.
- Début des frappes coordonnées à huit heures pile. Messieurs, bon vent !
Charbel, le cœur lourd, les regardait partir. Regrettant que l’abbé Louis-Marie ou qu’un autre ecclésiastique ne soit présent. Levant la main droite, il esquissa une ombre de bénédiction.
Les faisceaux de lumière des lampes électriques se balançaient au rythme de la marche de leurs porteurs, faisant fuir çà et là des rats dérangés dans leur repaire. Affolés, les rongeurs se faufilaient sous les pieds des hommes. Lorsqu’au premier virage, les ombres et leurs lumières se furent estompées, Mathieu et Charbel firent demi-tour. Ce dernier pensait avec appréhension à la longue journée d’angoisse qui l’attendait. Les pions passaient à l’offensive.
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