Le roman inédit de l’été : Derrière le mur (26)
7 minutes de lecture
Cet été, Boulevard Voltaire vous propose une fiction inédite, jamais publiée auparavant. Embarquez avec Fadi, Sybille, Jean et Tarek dans un pays qui n’existe plus.
Chapitre XI
À quelques kilomètres de là, Fadi se demandait bien comment passer à l’attaque. Dans la carcasse calcinée de la vieille voiture, il scrutait le ciel étoilé. Il venait de passer une nuit de plus dehors. Quelques heures volées au réel, une poignée de temps arrachée aux siens pour se compromettre davantage.
Qu’elle était loin, la rébellion, ce soir. Depuis quelques semaines, il vivait en apesanteur. Sans doute en raison de la tête qui pesait en ce moment sur son épaule. Ce visage fin dont les cheveux s’étalaient et lui chatouillaient la joue. Sybille avait les yeux clos. Un sourire léger se dessinait sur ses lèvres dont elle mordait la partie supérieure. Fadi passa son bras autour de ses épaules, elle se blottit instinctivement dedans. Persuadé qu’elle entendait son cœur battre à une cadence irraisonnée, il s’empourpra légèrement.
C’était dans cette voiture qu’il s’était caché le soir de sa première rencontre avec Jean. Cela lui semblait des siècles auparavant. Que s’était-il donc passé depuis ce jour ? Il n’en avait plus la moindre idée. La respiration de la jeune fille assoupie à ses côtés en était une parfaite synthèse.
Depuis cette nuit, ils s’étaient revus à de nombreuses reprises. Jean avait servi de complice et la double vie de Fadi prit une tournure des plus agréables. Elle avait trouvé en lui un compagnon de maraude, un complice noctambule. Par les toits, la rue et les égouts, ils parcouraient la grande ville. Des moments d’adrénaline et d’excitations communes qui les avaient immanquablement rapprochés. Il ne posait jamais de questions. Elle donnait peu de réponses. De ces instants volés était née une tendre complicité. Avec elle, il laissait tomber son masque. Il n’en avait pas besoin.
Il avait accepté cette part de mystère qu’elle portait. Il était bien placé pour savoir qu’en chaque âme subsiste une part d’ombre. Pas nécessairement laide, mais au moins souffrante. Il respectait cela. Il supposait que c’était ce qui créait un lien entre eux, il ne pouvait que supposer, car de l’amour il ne connaissait rien.
En Sybille, il retrouvait le chemin de son âme, se persuadait de la richesse de son être. L’amour tel qu’il l’entendait ne nécessitait pas uniquement une complémentarité sexuelle, mais avant tout une altérité spirituelle. Elle était l’une des clefs le menant vers sa quête de liberté. Il n’avait pas eu besoin de la séduire, l’attrait mutuel s’était manifesté dès leur première discussion.
Dans son monde, les femmes étaient identiques et cela n’avait rien à voir avec le voile. L’uniformisation avait surtout fait son œuvre dans les pensées. Toutes étaient soumises aux hommes et à leur destin d’épouse et de mère. Elles n’étaient régies par aucune autre règle, ne s’autorisaient aucun avenir hormis le mariage. Fadi n’avait jamais su leur parler ni n’était parvenu à réellement s’intéresser à elles. La femme standard de son univers ne pouvait pas comprendre un homme comme lui. La femme musulmane était élevée et dressée pour servir un homme simple et fort. Non un mélancolique angoissé. Cette société n’était pas taillée pour les idéalistes. L’exaltation avait été supplantée par la mécanique de la routine. Le gestionnaire et le fonctionnaire avaient pris le pas sur le guerrier et le conquérant.
- Quelle heure est-il ?
Elle n’avait pas ouvert les yeux. Sa voix trahissait la fatigue.
- Quatre heures du matin. On a encore le temps. Mes cours ne commencent qu’à neuf heures.
- Ah oui, tes cours.
Elle avait ouvert les yeux et le regardait.
- Tu vas leur faire réciter que l’injustice est halal. Leur apprendre toutes ces conneries alors que toi-même tu n’y crois plus du tout.
- Un truc comme ça, oui…
Fadi craignait la suite de cette conversation. Par un accord tacite entre eux, comme une superstition adolescente liée au culte du secret, ils ne s’étaient jamais aventurés sur ce terrain. Ils essayaient de ne pas évoquer leur vie diurne. Toute tentative s’était soldée par un échec et un silence mutuel. Comme s’ils ne voulaient pas gâcher cette parenthèse du présent.
- N’empêche, Jean a raison, dit Sybille. Tu ne peux pas être fidèle aux tiens tout en passant tes nuits dehors avec moi.
Fadi opina du chef sans répondre. Il lui en voulait de lancer ce sujet. Inconsciemment, elle avait rompu la trêve et cela intervenait comme un faux raccord laissant entrevoir le réel. Sybille était entièrement éveillée à présent. Elle quitta l’épaule du jeune homme, se redressa et le fixa.
- Combien de temps tout ça durera ?
Agacé, Fadi regardait droit devant lui. Qu’est-ce qu’elle s’imaginait ? se disait-il en lui-même. Qu’il avait une réponse tout à fait prête ? Qu’il allait lui dérouler un plan d’avenir ? Il racla le sol avec ses pieds. Elle vit ses yeux se froncer.
- Fadi, murmura-elle, j’aime beaucoup ces moments que nous passons ensemble. Tu sais, cela me travaille aussi. J’ai toujours eu l’impression d’avancer contre le vent en regardant le sol. J’ai grandi de sorte à penser que la vie était ainsi. Que je mourrai rapidement. Et puis je suis encore là, vivante, avec toi. Tu es la preuve que beaucoup d’événements qui paraissent impossibles arrivent malgré tout.
- Et tu commences à envisager l’avenir… Je saisis… Fadi se tourna vers elle. Moi, c’est l’inverse. J’en avais un tout tracé qui ne m’a jamais intéressé. Maintenant, je n’en ai plus, du moins n’est-il plus figé. Alors, je me focalise sur le présent. Contrairement à toi, je ne risque rien. J’ai une famille, une maison et un avenir si j’en éprouve un jour le besoin. Mais je souhaite de tout mon cœur ne jamais avoir à rentrer dans le rang, du moins pas celui-là…
- À cause de Jean, répondit-elle en lui prenant la main. Rien ne t’oblige à te battre pour ou contre qui que ce soit. Mais tu ne pourras pas garder un pied de chaque côté. Tu ne peux pas te séparer en deux.
Il cracha par la fenêtre sans vitre de la voiture. Un goût amer lui emplit la bouche. Il avait retourné cent fois cette question dans son crâne sans parvenir à y répondre. Sybille, Tarek, son père, sa mère, Jean… Une équation à mille inconnues. L’impression d’être né trop tôt ou trop tard s’imposa à nouveau à lui. Qu’est-ce qu’il fichait dans cette époque où tout était compliqué ? Il avait même émis l’hypothèse de s’enfuir à l’Est. Il était persuadé que Sybille, Jean ou ce curé connaissaient les bonnes personnes pour cela. Mais il savait aussi que Jean resterait et que Sybille ne l’abandonnerait jamais. Lui-même manquait de courage pour fuir. Merde, elle ne devrait même pas avoir le droit de vivre, pour les siens en tout cas. Son existence était intolérable pour son père et pour ceux de son monde.
Comme si elle avait perçu le sens de ses pensées, elle parla à nouveau :
- J’envisage de plus en plus de partir. Quitter tout ça et gagner l’Est. Fadi ne cacha pas son scepticisme, il connaissait d’avance l’impasse de cette réflexion.
- Et abandonner Jean ?
Elle avait ramené ses genoux contre sa poitrine et regardait fixement le tableau de bord.
- Non, pas Jean, bien sûr ! J’ai renoncé à essayer de le convaincre de partir. Parce que je sais qu’il me poussera à le faire sans lui. Mais je ne peux me résoudre à l’abandonner, même si je sais qu’il n’attend que cela. Je te l’ai dit, pour la première fois, je commence à envisager un avenir. Je suis fatiguée de voir mes amis mourir, fatiguée de me battre pour avoir le droit d’être qui je suis. Mais tu l’as dit, je ne peux abandonner personne. Elle se tourna vers lui et sourit. En fait, nous sommes liés par les mêmes exigences. À la différence que je n’ai qu’un seul camp.
Fadi sourit en retour. Tapotant machinalement la poignée de la portière, il songea à ses attaches.
Il se prit à penser à Ahmed. Cela faisait des semaines qu’il ne l’avait pas vu. Lui ne se poserait jamais ce genre de question, se disait-il. Ahmed a une arme, un uniforme, une cause et des ennemis. Et le comble, c’est qu’il ne mesurera jamais sa chance. Aussitôt après, il eut une vision d’Ahmed braquant un pistolet sur Sybille. Il cracha à nouveau. Et puis, il imagina Tarek à terre le front percé d’une balle au milieu des flammes. Il ne pouvait non plus s’y résoudre.
- Je n’ai aucune réponse à te donner, finit-il par dire.
Il aurait voulu lui dire qu’il était prêt à s’enfuir avec elle. Tout quitter et démarrer une nouvelle vie très loin d’ici. À l’Est ou à l’Ouest, peu lui importait. Que tout lui paraissait dérisoire à côté d’elle et qu’aucune idée, aucune cause ni aucune gloire n’était plus importante que ce qu’il ressentait pour elle. Mais il se tut.
Au-dehors, le soleil s’apprêtait à percer l’horizon. Il est bientôt sept heures, il faut que je m’en aille, murmura-t-elle en passant un voile intégral qu’elle sortit de son sac.
Fadi rit.
- Tu penses que les miens laisseront une femme se balader seule et si tôt en ville sans poser de question ?
Sybille le dardait d’un œil moqueur, la seule partie de son anatomie qu’il parvenait à voir.
- Puisque c’est si gentiment proposé, je t’autorise à me servir de chaperon, répliqua-t-elle.
- Où vas-tu ?
- Chez mon oncle. J’ai un message à lui porter.
C’était sur sa route, il accepta.
Pour ne rien rater
Les plus lus du jour
LES PLUS LUS DU JOUR
Un vert manteau de mosquées
BVoltaire.fr vous offre la possibilité de réagir à ses articles (excepté les brèves) sur une période de 5 jours. Toutefois, nous vous demandons de respecter certaines règles :