Le roman inédit de l’été : Derrière le mur (3)

Derriere le mur Marc Eynaud roman

Cet été, Boulevard Voltaire vous propose une fiction inédite, jamais publiée auparavant. Embarquez avec Fadi, Sybille, Jean et Tarek dans un pays qui n’existe plus.

Les réponses n’avaient rien pour éclairer Fadi, il tenta de faire le point. Cet homme était manifestement un clandestin et, à part lui, personne ne devait savoir qu’il vivait ici. Il portait un prénom qui pouvait aussi bien être chrétien que juif. En y pensant, Fadi eut un frisson de peur. Et si cet homme était un dhimmi ? Un transfuge de l’Est ? Méfiant, il se redressait lentement de son fauteuil. Néanmoins une petite voix en lui le rassura. Après tout, cet homme, quel qu’il fût, l’avait tiré d’un bien mauvais pas sans le connaître et lui avait offert un abri. Il pouvait décemment penser qu’il ne lui voulait pas de mal. D’ailleurs, vu son état physique, Fadi se demandait sincèrement en quoi il pourrait le menacer. Il avisa ses mains tranquillement posées sur les accoudoirs de son fauteuil. Il ne semblait dissimuler aucune arme et son regard était bienveillant. Un mot avait cependant intrigué le jeune homme :

- C’est quoi, un anachorète ?

L’homme s’anima et parla avec un plaisir manifeste.

- Cela vient du grec ancien, cela signifie ermite, un homme qui s’éloigne volontairement de ses semblables pour une vie ascétique, simple si vous préférez, et solitaire…

- Tu veux dire que tu habites volontairement ici ?

- Non mon cher, d’où l’adjectif forcé. Disons que ce n’est pas ma volonté qui m’a conduit à vivre dans ce taudis mais plutôt les événements…

- Tu veux dire la rébellion ? Tu en fais partie ?

L’excitation s’empara de lui : enfin du nouveau ! Fadi ne savait ce qui l’avait poussé à en tirer cette conclusion. Il en oubliait presque que si c’était le cas, il se retrouvait face à un ennemi. Tout aurait dû le pousser à le dénoncer, mais curieusement, il n’en ressentait pas l'envie. Et puis, comment expliquer sa présence ici ? Jean sourit à nouveau, cette conversation avait l’air de l’amuser. Il changea de sujet avec une vitesse déconcertante :

- La rébellion ? Cela fait des années que je ne suis pas sorti en plein jour. Comme vous avez dû le deviner, personne ne sait parmi les Croyants que dans cette cave misérable un vieil homme finit sa vie sans importuner quiconque. Par ailleurs, je vous ai donné mon nom mais vous ne m’avez pas encore dit le vôtre.

- Je m’appelle Fadi.

Jean ploya les genoux et esquissa une sorte de salut.

- Cela s’appelle une révérence, c’était comme cela que les hommes civilisés se saluaient avant.

- Ça fait longtemps alors.

- Pas tant. Je voulais dire avant tout cela...

Le réduit sombra dans le silence, Fadi récapitulait tout ce qu’il venait d’entendre. Jean s’était plongé dans une méditation mélancolique. Ses yeux s’éteignaient lentement. De nombreuses minutes s’écoulèrent jusqu’à ce que la patrouille repasse devant leur abri. Sortant de ses pensées Jean s’anima. Puis sa voix se fit moins chaleureuse :

- Ils ont dû partir, à votre place, je ferais pareil…

Il se leva, Fadi était perdu dans la contemplation des livres, impeccablement rangés dans la bibliothèque, et dont les titres lui étaient inconnus hormis un exemplaire du Coran. S’arrachant à sa rêverie, il se leva à son tour. Alors que le vieillard ouvrait le soupirail, le jeune homme demanda :

- Je pourrai revenir ?

Sa question, apparemment, surprit moins Jean que lui-même. Il se demandait ce qui avait bien pu le pousser à la poser. Après un petit moment de réflexion, l’homme tourna vers lui un regard pénétrant.

- Pourquoi cela ?

Fadi ne sut que répondre. Pour toute réponse, son regard fouilla à nouveau la pièce. Il ne savait expliquer pourquoi mais celle-ci et son mystérieux occupant l’attiraient.

- Entendu, enchaîna Jean, mais à plusieurs conditions : c’est moi qui fixe les dates, aucun retard n’est toléré et lors de nos conversations, je vous demande de me vouvoyer, c’est-à-dire de vous adresser à moi comme je me suis adressé à vous.

Fadi acquiesça silencieusement. Alors qu’il allait sortir, il se retourna vers le vieil ermite et lui demanda :

- J’étais sûr que tu… que vous me feriez promettre de ne rien dire à personne…

Jean eut un petit rire moqueur :

- Entre nous, mon cher, iriez-vous me dénoncer sans risquer vous-même des ennuis ?

Cette fois, Fadi sourit aussi.

- Et puis, ajouta-t-il, ne me demandez pas pourquoi, mais je vous fais confiance et je vous crois chevaleresque. Alors toute précision de ce genre aurait été insultante. Et puis, tenez. Il lui remit un paquet. Voici la date de notre prochain rendez-vous, ne frappez pas chez moi sans l’avoir terminé. Surtout le passage en Grèce, mon préféré. Bonne chance, Fadi, et ne vous faites pas attraper.

Se faufilant dans l’interstice, Fadi sortit dans la rue et, cette fois, courut sans s’arrêter jusque chez lui.

Une fois dans son lit, il entreprit de défaire le paquet. Sous le papier kraft, il y avait un livre. Il lut le titre avec difficulté : Itinéraire de Paris à Jérusalem, par François-René de Chateaubriand. Avisant la couverture, il y lut la date d’édition. Dans les années 1800. Le jeune homme ne la comprit pas puisqu’ils avaient entamé l’année 1638 du calendrier coranique. Et puis les quelques cours qu’il suivait lui revinrent en mémoire. L’instauration du Califat et la destruction des œuvres mécréantes… Ce livre datait de la Préhistoire. Celle qu’ils n’étudiaient pas sauf pour mesurer dans quels marasmes vicieux ce peuple croupissait et quel sauvetage désespéré les Croyants avaient réalisé pour arracher ce monde pourrissant aux griffes du Sheitan.

Fadi ne put réprimer le frisson qui lui parcourait l’échine : se faire prendre en train de lire cet ouvrage serait, aux yeux des autorités, aussi grave qu’une pure et simple apostasie. Demandant pardon à Dieu, il cacha le livre sous son oreiller. Puis, se glissant sous la couette, il sortit une lampe frontale de sa table de nuit et se mit à lire. Cependant, il se rendit bien vite compte que les mots le dépassaient. Il ne comprenait rien à cet homme qui parlait à tort et à travers et qui racontait en cinquante pages ce qui pouvait l’être en dix. Au bout d’une heure, il abandonna. Frustré, il se dit que ce vieux fou s’était moqué de lui et que personne en ce pays ne pourrait déchiffrer un tel ramassis de mots dont il cherchait encore le complément et le sujet. Bordel, il n’était pas foutu de lire l’introduction. De guerre lasse, il jeta le livre sous son lit et regarda sa montre : il lui restait trois heures de sommeil avant le lever du jour. Demain, c’était vendredi, donc pas d’école. Il se rappela que Tarek devait venir déjeuner, cela le mit en joie et le rasséréna.

Il ne réalisa que plus tard, dans la nuit, qu’il avait sans doute violé la quasi-totalité des lois qui régissaient sa vie. Mais toujours cette autre impression qui lui devenait réellement familière. Cette fois, elle se fit plus douce, comme une petite flamme qui réchauffait son âme et calmait son angoisse. Sans qu’il ne sache pourquoi, Fadi avait la certitude que cette rencontre avait une importance qui surmontait la peur d’un châtiment. Plus fort, même, que la honte qu’il ressentait de trahir ce en quoi son frère chéri et sa famille croyait. Il se sentait blasphémateur. Mais Jean, comme ces centaines de pages indéchiffrables, était entré dans sa vie. L'anachorète... Ce mot lui plaisait. Laissant au lendemain doutes et angoisses, il s’abandonna à la nuit.

Cet article a été mis à jour pour la dernière fois le 09/03/2022 à 13:07.

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