Le roman inédit de l’été : Derrière le mur (35)
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Cet été, Boulevard Voltaire vous propose une fiction inédite, jamais publiée auparavant. Embarquez avec Fadi, Sybille, Jean et Tarek dans un pays qui n’existe plus.
Tarek réfléchit intensément. Il comprenait mieux l’attitude d’Abou Fatah, ces derniers mois. Les efforts qu’il avait dû déployer pour combattre en sachant déjà que la victoire ne serait jamais totale. Eux, les lions du Califat ? Ils n’étaient que la variable d’ajustement d’un calcul savant. Ils étaient des bouffons qui occupaient l’esprit du peuple loin des arrangements politiciens. Ces mois passés à tenir en rêvant du jour où ils abattront le dernier rebelle, ces heures à crever de trouille en ne tenant qu’avec l’espoir de pouvoir rentrer chez lui un soir et dire à sa femme qu’il avait massacré la Terre entière pour leur assurer une sécurité éternelle. Tout cela était rabaissé, méprisé. L’expression de son visage dut le trahir, car le Grand Vizir le regardait avec une dureté nouvelle.
- Maintenant que les choses sont claires, commandant, je t’annonce que tu es officiellement nommé à la place qu’occupait Abou Fatah. Partout, on m’a fait éloge de tes qualités et de ton intelligence, j’espère que celle-ci a compris qu’elle devra aller de pair avec la fidélité.
- Vous me demandez de jouer un rôle ?
Yacine ne sourit pas, il eut néanmoins un clin d’œil complice.
- Jouer un rôle ? Absolument, mais n’est-ce pas ce que nous avons toujours fait ?
Il se leva et Tarek l’imita. Alors qu’il allait prendre congé, le Grand Vizir le retint d’un geste.
- Tu m’as compris ! Trouve les responsables de ces assassinats, je veux une belle exécution publique. Mais pas trop de zèle dans le ghetto. Le soleil devra bien s’y lever demain. Laissons-les croire que nous sommes impuissants à les éradiquer. Ils jouent parfaitement les idiots utiles et la perspective de voir ce chien de tsar dépenser des fortunes dans ces petites rebellions sans se rendre compte que cela rend service à notre autorité amuse follement le Commandeur des Croyants.
L’entrevue était terminée. Serrant dans ses mains le firman qui l’officialisait dans ses nouvelles fonctions, Tarek sortit, passablement troublé.
Dans la voiture qui le ramenait au QG, il ressassait les mots du plus haut fonctionnaire du Calife. Alors, c’était cela. Maintenir un ennemi intérieur pour occuper le bon peuple. Il repensait à ses frères moudjahidines tombés, ces derniers mois. À tous ceux d’Occident qui subissaient eux aussi ces escarmouches sans fin. Ils avaient sans doute les mêmes ordres que lui. Et comme lui, des officiers devaient trouver l’équilibre entre protéger le troupeau et préserver le loup. Il eut une soudaine pensée pour Ahmed, qui continuait son travail de filature dans le ghetto. Combien étaient-ils, ces Ahmed qui obéissaient aveuglement et risquaient leur vie pour un pouvoir qui ne voulait pas les voir triompher. Du moins, pas totalement. Combattre et exécuter si possible devant les projecteurs et avec un minimum de pertes. Tout cela pour organiser de beaux spectacles et donner aux imams de quoi alimenter leurs prêches. Était-il prêt à jouer ce rôle ? Il n’en savait rien. Il salua à peine la sentinelle et monta s’enfermer dans son bureau. Lui qui appréhendait de se faire tancer pour l’échec du dispositif de sécurité et leur lenteur à retrouver les coupables, il s’était vu promu.
Il était près de midi. À peine Tarek s’était-il assis que Jamal entra dans son bureau.
- Ahmed a rappelé, il est posté devant la maison du suspect. Rien d’autre à signaler, il attend ton ordre.
Tarek ne fit aucun geste qui aurait pu traduire qu’il l’avait entendu. Ignorant la présence de son second, il remâchait son entretien au Palais. Ses yeux brillants allaient du talkie-walkie au firman du Vizir. Il pensait à sa femme et à son enfant à naître. À Fatah et Arbini, aux deux assassins qui avaient tenté de le tuer. Devant ses yeux, il voyait danser les flammes qui avaient dévoré le vieux fou et la jeune rebelle. Il sentait encore les vapeurs brûlantes de l’essence lui chatouiller les narines. Chassant les effluves entêtants de l’encens du palais du vizirat.
Jamal s’assit. Lui aussi portait sur son visage la sale matinée qu’ils venaient de passer ; elle-même aggravée par des mois de traques et d’embuscades. En le regardant, Tarek prit conscience de l’état de fatigue général de ses troupes. Cela faisait longtemps qu’il ne s’était plus aperçu dans un miroir, mais sans doute lui aussi avait les mêmes cernes qui lui creusaient le visage, les mêmes traits tendus et ce regard mort. Toute la tension accumulée menaçait de déborder. Il lui fallait prendre une décision et surtout bouger ; sinon, l’inaction allait les rendre enragés. Ils ressemblaient à deux fauves en cage qu’une bande de gamins bombarderaient de cailloux. Deux fauves rendus fous par l’impuissance provoquée par quelques barreaux, tourmentés par ceux qui devraient trembler devant le seul son de leurs rugissements. Il était temps de percer une brèche. Il se leva :
- Rassemble douze moudjahidines en civil, pas plus, afin que nous puissions tenir dans un seul camion. On y va.
Jamal le regarda surpris :
- On va où ?
Tarek se tourna vers lui.
- Dans le ghetto.
Un sourire carnassier étirait à présent sa bouche. Celle de Jamal se tordit en un similaire rictus animal. Ils voulaient du sang. Alors que Jamal sortait préparer un commando, dans son esprit, une envie irrépressible de massacre explosa. Une rage sourde montait en lui et palpitait dans chaque veine de son corps. Il se retint de hurler et frappa violemment le mur avec son poing. Sans un regard pour la fissure provoquée, il se dirigea vers la porte. Au diable, calculs et politique. Ils ne valaient pas la mort des moudjahidines. Rien n’était supérieur à l’homme guidé par Allah, hormis Allah lui-même. Il laissa le firman sur son bureau. En quelques heures, il avait le temps de décapiter cette rébellion si la chance daignait se ranger derrière son oriflamme. Il attrapa son holster et un couteau.
Pas de gilet pare-balles. Aujourd’hui, il était encore immortel.
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