Le roman inédit de l’été : Derrière le mur (37)

Derriere le mur Marc Eynaud roman

Cet été, Boulevard Voltaire vous propose une fiction inédite, jamais publiée auparavant. Embarquez avec Fadi, Sybille, Jean et Tarek dans un pays qui n’existe plus.

 

Chapitre XV

 

- C’est ici, tu es certain ?

Tarek et Ahmed étaient tapis derrière un muret à moitié effondré et observaient le porche d’entrée de l’immeuble. À quelques mètres, Jamal et douze hommes barbus attendaient en silence. Les vêtements civils dont ils étaient affublés peinaient à dissimuler le métal des armes qu’ils portaient en bandoulière. Leur aspect farouche et les cicatrices de certains rendaient le déguisement dérisoire pour qui aurait risqué de s’approcher davantage.

- Certain, répondit Ahmed. Les fenêtres donnent sur l’escalier et les rideaux n’étaient pas fermés. Je l’ai vu étreindre une femme. Quatrième gauche. Le fait qu’il chuchotait n’atténuait pas l’assurance de sa voix.

- Une femme ?

- Et des gosses, deux, d’après ce que j’ai pu voir. Mais quelques minutes après son arrivée, il avait fermé les rideaux.

Des gosses. Tarek ressentit un léger pincement au ventre. D’autant qu’Ahmed l’avait annoncé avec un détachement qui, en d’autres temps, l’aurait sans nul doute scandalisé. Mais l’heure n’était plus à la pitié. D’ailleurs, étant donné l’idée qu’il avait derrière la tête. Cela ne pouvait que servir ses plans.

Il se retourna vers Jamal et hocha la tête. Il prit les devants avec Ahmed. Le portail de l’immeuble baillait sur ses gonds. Pas un bruit ne régnait dans la bâtisse. C’était trop facile. Il s’attendait au moins à des gardes armés. Soit ils étaient d’une confiance qui confinait à la stupidité, soit c’était un piège. Précautionneusement et pistolet à la main, il gravit les marches, son escouade sur les talons. Arrivé au 4e étage, il entendit une voix d’homme et des rires d’enfants. Il tourna le loquet, la porte s’ouvrit sans bruit. Il entra dans la lumière et les rires se muèrent en hurlements.

Ahmed gifla la femme qui chuta lourdement au sol. Les gosses pleuraient. Les yeux écarquillés de terreur, ils cherchaient à comprendre ce qui se déroulait sous leurs yeux. L’air perdus, ils voyaient tous les repères de leur jeune existence voler en éclats. Le garçon ne devait pas avoir plus de six ans et la fillette quatre ou cinq. Pourtant, Tarek en était soulagé, ils ne hurlaient pas. Hormis quelques sanglots incontrôlés, ils étaient parfaitement calmes. L’homme ne desserrait pas les lèvres mais sa peau exhalait l’odeur âcre de la peur mêlée à celle, plus métallique, du sang. Il s’était stupidement jeté en avant lorsque Tarek et ses hommes avaient fait irruption dans l’appartement. Un coup de crosse au travers de la figure l’avait calmé. Maintenu sur une chaise par deux soldats, l’arcade sourcilière saignant abondamment, il avait tressailli lorsque sa femme s’effondra. Mais il s’obstinait à ne rien dire. Secrètement, le jeune commandant espérait qu’il parlerait avant qu’il n’en soit réduit à s’en prendre aux enfants.

- Mène-moi à tes chefs !

Tarek répéta l’ordre sans le regarder. Il employait une voix mécanique, de sorte que cette ordure voie en lui une créature inhumaine dénuée de tout sentiment rationnel. Il arrachait toute espérance à laquelle il aurait pu se raccrocher. Ni pitié, ni haine. L’expérience lui avait démontré que c’était la plus efficace des méthodes pour faire céder un esprit. De plus, l’homme avait quelque chose à perdre, contrairement au vieux fou de ce matin. Il allait fatalement parler. Tirant la chaise d’où la femme avait chuté, il s’assit face à lui. Ils se fixèrent quelques secondes. L’homme baissa les yeux le premier.

- Comment m’avez-vous trouvé ? murmura-t-il. Tarek ne répondit pas.

- Que voulez-vous savoir ? J’ai des informations. L’homme réessaya. Tarek affectait de ne pas le regarder. La fissure se créait.

Il sortit un couteau et commença à jouer avec. Comme si l’homme ne l’importait plus.

Le prisonnier commençait à perdre ses nerfs :

- Mais puisque je vous dis que je parlerai ! Laissez-les partir, par pitié !

Tarek le frappa avec le manche du poignard. L’arcade indemne de l’homme craqua. Il s’affala en gémissant. Ahmed ne put contenir une exclamation ravie.

Alors Tarek parla. D’une voix claire, froide et inflexible. Il fallait en finir.

- Je me moque de ce que tu pourrais bien me dire. Je n’ai rien à apprendre. Je sais parfaitement que tu as organisé cette série d’attentats. Maintenant, je te donne cet ordre pour la dernière fois. Mène-moi à tes complices.

Élie ne répondit pas. Le désespoir transparaissait sur sa face blême. La panique saccadait chacun de ses gestes. Comme un alpiniste acculé devant une façade lisse et nue.

Tarek jugea que c’était le moment. Attrapant un des gosses, il le tira vers le balcon malgré les cris désespérés de sa mère, il ouvrit la fenêtre et le précipita dans le vide. Ne le retenant que par le talon. Il dut élever la voix pour couvrir ses hurlements et celui de sa mère. La petite fille s’était caché la tête dans ses mains. Elle ne disait rien et ne voulait plus voir. Sans doute espérait-elle encore qu’il s’agisse d’un cauchemar et qu’elle se réveillerait dans son lit. Tarek fixait Élie avec toute la puissance de sa détermination. L’enfant pesait lourd et gigotait désespérément.

- Alors ? Si je le lâche, il reste ta femme et ta fille. Jusqu’où es-tu prêt à jouer avec moi, Élie ?

Alors, vaincu, le père céda.

Tenu par Jamal et Ahmed, il avançait la tête basse dans les ruelles du ghetto. Il fallait éloigner cette troupe armée de chez lui. Les empêcher de toucher à ses enfants. Comme un somnambule, il avançait vers le lieu de rendez-vous. Il ne se faisait aucune illusion sur son sort. Il allait mourir. Mais si cela pouvait être une chance de sauver les siens, il fallait le tenter. Jean était mort, il l’avait compris. Les rues étaient désertes. Aux premiers cris émis depuis chez lui, les habitants se terraient chez eux. Un réflexe humain. Tous, lui compris, se prenaient à croire que, cachés chez eux, les soldats et la mort ne les trouveraient pas. « Les éloigner, les éloigner des enfants. » Il s’accrochait à ce seul et unique objectif. Ni Charbel et Mathieu, ni Françoise et le curé ne pesaient face à eux, encore moins Vassili. Les valeurs et les idéaux, tout cela lui paraissait dérisoire. Dans son esprit, ils étaient déjà tous morts depuis des mois. Précisément depuis qu’ils s’étaient dressés face à cette force surpuissante qu’était leur pays. Alors, que ce soit maintenant ou plus tard, quelle importance ?

Il était père avant d’être un soldat. Personne, parmi ceux qu’il allait livrer, ne pourrait le comprendre. Il fallait préserver l’innocence. Ils avaient renoncé à leurs familles pour cela. Élie n’avait jamais eu cette force. Sa famille avait toujours constitué sa raison d’agir, le vivier dans lequel il puisait ses forces et sa détermination. Aujourd’hui, elle était ce qui allait les précipiter à la mort. Mais qu’auraient-ils fait ? Que peut un homme lorsqu’il voit son enfant suspendu dans le vide alors qu’une seule parole pouvait le sauver ? Il avait fait le bon choix. Aucune cause n’est supérieure à celle infiniment plus sacrée qu’est la vie. D’autant plus lorsqu’il s’agissait de celle d’un enfant. Et puis, tout cela ne serait jamais arrivé sans Charbel et Vassili. Ces attentats étaient l’idée du Russe. Lui s’y était opposé. Il avait, malgré tout, fait son devoir de soldat, personne ne l’empêcherait de faire son devoir de père.

Ils étaient arrivés, quatre sentinelles protégeaient l’entrée. C’était des adolescents, pour la plupart. Il avança à la lumière et se fit reconnaître. Ils baissèrent leurs armes. Quatre coups de feu silencieux retentirent et les malheureux s’effondrèrent sans bruit. Des victimes collatérales.

- Deuxième porte à gauche, murmura-t-il.

Dans le ghetto, Charbel, Mathieu et Françoise attendaient impatiemment le retour d’Élie. Par les services de Mathieu, ils savaient que l’opération avait réussi. Ils savaient aussi qu’il y avait un raté. Fort heureusement, les spéculations de Vassili et Charbel s’étaient révélées exactes. Aucun mouvement massif de moudjahidines n’était repéré aux alentours. Quelque part dans les hautes sphères du Palais, quelqu’un avait tiré sur les rênes et s’acharnait à calmer les velléités de vengeance. Manquaient à l’appel Jean, le père Louis-Marie et Vassili. Concernant Jean, nul ne s’inquiétait, au vu de l’agitation régnant dans la ville, il était préférable que le vieux ne se montre pas dehors. Le curé était auprès d’un malade et Vassili n’obéissait à aucune contrainte hormis les siennes. Si son absence avait été remarquée, nul n’avait osé débattre des raisons. Toutefois, Mathieu avait fait doubler la surveillance du lieu de rendez-vous, davantage par acquit de conscience que par crainte réelle. Même si l’intégralité des moudjahidines de Paris franchissait les portes du ghetto, nul ne savait où cette réunion se tenait. Ils auraient tout le temps de se disperser.

Charbel tentait de conserver un air impassible. Les trois membres du gouvernement étaient debout derrière la table. Il avait bien essayé de s’asseoir, mais une grande nervosité l’empêchait de se détendre. Il écoutait Françoise détailler la récolte de la taxe. Elle avait été très efficace et tous les habitants du ghetto avaient pu être sauvés cette année. Les fonctionnaires de Yacine devenaient presque soupçonneux. Mais l’argent n’avait ni odeur ni appartenance, le papier russe comme les autres.

- Il va falloir signaler à Vassili que cela va certainement augmenter l’année prochaine, faisait remarquer doucement Françoise.

Charbel n’était pas inquiet : avec la démonstration d’aujourd’hui, il y avait fort à parier que le tsar serait plus enclin à délacer davantage les cordons de sa bourse. Il en serait évidemment de même avec leur communauté réfugiée là-bas. Avant qu’il ait pu le faire remarquer à sa camarade, Mathieu l’avait entraîné à l’écart.

- Ne le dis pas aux autres, murmura-t-il, mais je sais laquelle de nos cibles a survécu.

Charbel écoutait attentivement.

- C’est Saïf.

Le chef fronça les sourcils, c’était une mauvaise nouvelle.

Mathieu reprit :

- Dieu soit loué, c’était le seul subalterne de la liste. Presque un second couteau.

Charbel hocha la tête dans un signe de dénégation.

- Pour l’instant, nous lui avons offert une voix royale de promotion. D’autant qu’il n’est pas encore au fait de la politique de ses supérieurs. Et puis il est jeune et courageux. D’après ce qu’on dit, c’est un idéaliste constamment en première ligne. Espérons que quelqu’un se sera occupé de le freiner.

- Bah. Mathieu sourit. Avec la pagaille qu’Élie et ses hommes viennent de foutre, il doit avoir autre chose à faire, le commandant.

- Il a sans doute autre chose à faire, mais il a réussi à dessouder deux de nos soldats d’élite, si j’en juge par le fait qu’il soit vivant et que nous avons deux absents. Non, ce n’est pas une bonne nouvelle. Je me méfie des jeunes ; ils n’ont pas encore été corrompus par l’âge et la raison. Ils sont imprévisibles et dangereux.

- Par tous les saints, Charbel, tu te ronges les sangs pour rien. Si les moudjahidines avaient décidé une opération d’envergure, cela ferait longtemps que mes espions nous l’auraient signalé. Si la jeunesse est dangereuse, la vieillesse précoce l’est tout autant.

- Probablement, mais à vieillir trop vite, on a l’impression d’avoir déjà vécu trop longtemps.

Trois coups brefs retentirent à la porte. Cela ne pouvait être qu’Élie. Françoise eut un soupir de soulagement et se dirigea vers la porte. Elle l’ouvrit et le ministre de la Guerre entra.

Cet article a été mis à jour pour la dernière fois le 09/03/2022 à 12:37.

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