Le roman inédit de l’été : Derrière le mur (48)
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Cet été, Boulevard Voltaire vous propose une fiction inédite, jamais publiée auparavant. Embarquez avec Fadi, Sybille, Jean et Tarek dans un pays qui n’existe plus.
À peine installés dans une chambre minuscule munie de deux lits et d’une salle de bains mitoyenne, Vassili les abandonna pour organiser la fuite. Allongés sur leurs lits respectifs, Sybille et Fadi restèrent un moment silencieux. Le jeune fugitif se sentait comme un coureur de fond rassemblant ses forces avant le sprint final, il profitait pleinement de ce moment de répit. S’il l’avait voulu, il se serait endormi dans la minute, mais la présence de Sybille, reposant sur le lit mitoyen, le troublait, et pour rien au monde il n’aurait abandonné au sommeil ces instants précieux. L’entendre respirer à côté de lui était un plaisir dont il ne parvenait pas à se lasser. Elle était plus forte que lui à bien des égards, mais il sentait qu’elle avait besoin d’être protégée, l’armure dont elle s’était cuirassé le cœur offrait, l’espace de quelques instants, une faille. Pourtant, Fadi était ignorant des choses de l’amour. Mais il sentait que les usages de son monde, faits de domination et de soumission, étaient inopérants avec Sybille. Le jeune homme avait le sentiment qu’un compliment ou une parole déplacée ne convenait pas. Entre la jeune orpheline et le renégat se tissait un lien bien plus solide. Comme si l’amour, dépossédé de ces parades, était mis à nu. Le confort matériel et l’inaction compliquent le lien amoureux pour ceux pour lesquels il est le seul combat sérieux à livrer dans une vie. Mais pour ceux qui savent ce que lutter signifie, l’union des corps apparaît davantage comme un besoin de se savoir vivant, une volonté de faire du présent une preuve supplémentaire de son existence.
C’était tout ce que racontait le silence de Fadi et Sybille, la certitude qu’ils s’aimaient parce qu’ils avaient décidé de survivre ensemble. C’était pour eux une preuve d’amour qui surpassait les autres. Parce que ces situations ne se vivent qu’une seule fois et sans témoins pour les raconter. Pour ces privilégiés maudits par la vie et chéris par la chance, l’amour ne s’entretenait pas, il s’imposait comme une évidence brutale.
C’est cette évidence qui les fit se rapprocher. Fadi ne sut jamais quelle force étrangère l’avait poussé à se lever et à la rejoindre, ni comment nommer cette frénésie de vivre qui les enlaça sans une parole. Leurs lèvres cherchaient en tremblant celles de l’autres tandis que leurs bras accrochaient à tâtons le corps aimé tout proche, pour le sentir vivre sous leurs doigts. Il n’y avait pas eu de tergiversations, pas de préliminaires comme les désignent ceux qui sont pressés d’épuiser un temps dont ils n’ont jamais su que faire. Fadi ne la possédait pas, Sybille ne s’offrait pas. Ils se donnaient mutuellement parce que c’était tout ce qui leur restait. Il n’y avait aucun honneur perdu, aucune malédiction et pas l’ombre d’un péché. Si un Dieu se tenait là-haut, il devait les bénir de loin, heureux qu’un tel sentiment libre et originel puisse à nouveau exister dans une époque ravagée qui n’avait eu de cesse de le dénaturer.
Ils firent l’amour comme on le fait la première fois. Le corps tremblant d’une fièvre inconnue rendant les gestes maladroits que seuls peuvent commettre les jeunes amants. Ils n’entendirent pas les ressorts du lit grincer, pas plus qu’ils ne firent attention aux murs défraîchis et à l’aspect sordide de la chambre. Ils ne se souciaient ni du terrible sursis qui planait au-dessus de leur tête, ni des deuils qui les avaient frappés. Ils avaient vingt ans et s’essayaient à vivre. Ils goûtaient les prémices du paradis derrière un mur parsemé de miradors. Comme des pèlerins contemplant leur destination depuis une colline, tout à la joie d’apercevoir la fin de leurs peines et tentant d’oublier celles qui les séparaient encore de la cité sainte. Lorsque la fièvre tomba et que leurs deux corps se relâchèrent, ils maintinrent leur étreinte encore quelques instants, se dévorant des yeux, heureux d’y lire autre chose que peine, angoisse et souffrance.
Et puis Fadi se laissa aller à côté d’elle. S’enivrant du corps chaud qui palpitait contre son côté et du parfum de paradis qu’il exhalait. Étendus l’un contre l’autre, ils n’avaient toujours pas échangé une parole, craignant de défaire ce qu’ils avaient accompli ou de rompre ce qu’ils avaient uni.
Ce fut Sybille qui se leva la première, son corps gracieux se dévoilant partiellement dans la pénombre de la pièce. Se retournant, elle décocha un regard au jeune homme qui l’observait. Une courbe grave se dessina sur les lèvres qu’il venait de baiser. Il soutint son regard et lui sourit tout aussi gravement. D’un pas léger, la fille disparut dans la salle de bains ; Fadi était toujours allongé sur le lit, les draps conservaient l’odeur du paradis.
Un sourire vague errait encore sur son visage, c’était sa première fois. Laissant son esprit vagabonder, il se surprit à imaginer le futur. Un pays en paix, personne pour les pourchasser, un métier qui lui plairait, une grande bibliothèque remplie des livres que l’on trouvait chez Jean, un jardin… Et Sybille. Naïvement, cédant aux facilités de ses vingt ans, il envisageait un avenir heureux. L’imagination demeurait pour l’instant le seul luxe qu’il pouvait s’octroyer. Un bruit dans l’hôtel lui fit prendre conscience qu’il était allongé, entièrement nu et que Vassili pouvait rentrer à tout instant. Il s’habilla et ouvrit la fenêtre en grand tout en ayant soin de laisser les volets clos. Ce n’était pas tant pour l’intimité de Sybille que pour leur propre sécurité. D’un coup d’œil, il s’assura que la porte de la chambre était bien verrouillée puis il s’assit quelques instants sur le rebord du lit. Avisant dans l’ancienne cheminée un petit brasero mis à disposition, il entreprit de faire du thé.
À peine eut-il mis l’eau à bouillir qu’il s’aperçut qu’il était affamé. D’un bond, il se jeta sur les sacs de voyage et entreprit de rassembler les provisions éparpillées. Pain, olives et fromage sec furent rapidement disposés. Lorsque Sybille sortit de la salle de bains, la table était mise et un jeune homme gauche lui tendait un verre de thé. Elle vit aussi qu’il était beau, et que les yeux emplis d’amour qui la dévoraient avaient le don de l’apaiser et d’éloigner son chagrin. Ils mangèrent de bon appétit et parlèrent de sujets légers. D’un accord tacite, ils profitaient de ce moment de grâce et se concentraient uniquement sur l’autre. Quiconque serait entré dans la pièce à ce moment précis n'aurait pas manqué d’être surpris par le décor qui se serait offert à ses yeux. Dans la pénombre d’une chambre que les rayons du soleil perçaient à travers les volets, un couple déjeunait, indifférent à ce qui l'entourait. Les deux fugitifs ne s’amusaient pas, ils vivaient leur passion avec l’innocence de ceux qui ignorent encore les épilogues amoureux. Ils jouissaient du présent aussi insolemment qu’ils se jouaient de la chance.
Plus les heures passaient, plus le jeune homme se comprenait. Il acquérait par petites étapes la certitude que certains hommes ne se subliment que dans le danger. Tout comme le Russe s’était forgé dans la souffrance, Fadi se sentait façonné par la peur, non en tant que telle, mais dans son obsession à la vaincre. Son âme se fortifiait au gré des épreuves et des doutes. Il éprouvait en son cœur le besoin de radicalité.
Et puis le jour s’étira, le crépuscule tomba et l’absence de Vassili se prolongea. Au rythme des heures, la liesse cédait du terrain à l’appréhension, celle-ci évolua en angoisse. Fadi se demanda pourquoi la nuit était systématiquement synonyme de peur. Par quelle magie l’obscurité parvenait à faire triompher les idées noires, comme si elles volaient sur ses ailes.
Sybille et lui se regardèrent. Vassili n’était toujours pas rentré. Fadi n’avait pas envisagé un seul plan de secours au cas où le Russe disparaîtrait. Que devraient-ils faire ? Tenter la traversée sans appui ou rebrousser chemin ? Sans argent ni ressources, ils étaient condamnés. De plus, le jeune garçon savait que le temps lui était compté. L’aéroport possédait une trace de son passage et il suffirait qu’un avis de recherche soit divulgué par sa famille pour compromettre l’expédition. Avec la position de Tarek, son sort pouvait-il se décider en quelques minutes ? S’il ignorait à quel niveau de coopération s’élevaient les différents services des deux vizirats, il savait qu’ils collaboraient occasionnellement. Mais il n’ignorait pas non plus que cela prendrait du temps. Seules quelques rares institutions dépendant directement du Calife ou totalement indépendantes pouvaient se passer des voies hiérarchiques classiques. Fadi doutait qu’une fugue pût mobiliser de telles forces. Quelle que fût l’influence de Tarek.
C’est ainsi qu’il tenta de se rassurer malgré l’appréhension qui le rongeait. L’appréhension et l’inaction sont les pires ennemis de l’homme traqué. Comme une boule dans le ventre dont l’intensité variait selon les occupations de son esprit. Alors que ses pensées l’envahissaient, un contact tiède sur son épaule le fit réagir. Sybille s’était approchée, la main posée sur lui. Il lui sourit. Ses peurs refluaient, vaincues par ce simple geste.
- Tu commences à penser à l’après ?
Fadi se tourna vers elle, surpris.
- Après quoi ?
- Tout ça ! murmura-t-elle en balayant la pièce de son bras, les yeux tournés vers la fenêtre.
- Après le Mur, tu veux dire ? Je ne sais pas ce qu’il y a derrière alors… Et puis j’imagine que cela dépendra un peu de toi…
Elle sourit mais ne répondit rien, alors il continua.
- Je ne sais pas, une maison, un métier, des livres, la liberté… Et toi ? Tu ne m’as jamais dit mais tu as peut-être de la famille qui t’attend.
Elle haussa les épaules.
- Je n’en sais rien. Mes parents sont morts dans le Ghetto, tu le sais, et à part Jean, je ne connais personne d’autre. Mais j’ai entendu dire qu’il y avait des communautés françaises disséminées un peu partout. Des descendants de ceux qui se sont enfuis avant que tout ne s’effondre. Je pense qu’on pourra les rejoindre.
- Et tu voudrais faire quoi, là-bas ? Fadi se prenait au jeu. Je veux dire, quelque chose que tu as toujours voulu faire.
Sybille fronça les sourcils, elle semblait se concentrer.
- Je n’y ai jamais vraiment songé. Son visage s’éclaira. Être libre. Tu te rends compte ? Rien que ça. Ne plus risquer sa vie à chaque seconde, pouvoir dormir sans sursauter à chaque bruit suspect, cesser de frémir en sentant le moindre regard se poser sur soi…
Elle eut un rire sans joie :
- Vivre sans craindre pour ceux que l’on aime, c’était ce dont je rêvais.
Fadi sentit son cœur se déchirer de compassion en voyant ses yeux rougir et sa voix se briser.
- Je comprends. Mais je sais que Jean serait heureux de te savoir ici. Si près de la liberté. Plus proche qu’il ne l’a jamais rêvé, lui.
Elle acquiesça et se força à sourire.
- J’en viens à penser qu’il est plus libre que nous ne le serons jamais, murmura-t-elle. Je ferai en sorte que, là-bas, tous sachent ce qui s’est passé dans le Ghetto. Pendant qu’ils menaient leur existence paisible, d’autres se sont battus et sont morts là où ils ont été abandonnés.
- Et Jean aurait été fier de ça ! Fier de ne pas mourir en vain, répondit Fadi.
Lui n’aura pas cette chance. Son nom sera gravé dans la mémoire de sa communauté, associé au déshonneur et à la trahison. Il imaginait Bilal effacer toute trace de son existence en détruisant toutes les preuves qui pourraient le relier à la famille Saïf dont il avait entaché la réputation. Il sentait contre sa chemise l’enveloppe contenant l’ultime lettre de Jean. Il l’avait oubliée. Au moins, se disait Fadi amer, je ne suis pas totalement orphelin, cette lettre est sans doute la seule chose que j’aurais héritée.
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