Le roman inédit de l’été : Derrière le mur (50)
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Cet été, Boulevard Voltaire vous propose une fiction inédite, jamais publiée auparavant. Embarquez avec Fadi, Sybille, Jean et Tarek dans un pays qui n’existe plus.
Au bout de quelques minutes, ils ramassèrent leurs affaires et sortirent du café. Sur le chemin qui les menait à la Baraka, le trio parlait à voix basse du degré de confiance à accorder au guide.
- Si je comprends bien, ce Mur les protège d’eux-mêmes et malgré eux, observa le jeune homme.
- La haine est un trésor trop précieux pour être divisé renchérit Vassili. Les Serbes se fichent du Califat et des enjeux autres que les leurs, ils se fusillent les yeux à fixer ces putain de montagnes. Et si tu pouvais entrer dans leur tête, tu n’entendrais qu’un seul mot résonner en boucle : Sarajevo… Sarajevo… Sarajevo.
Ils étaient arrivés. Le réceptionniste jouait aux dominos au rez-de-chaussée avec le patron. Celui-ci les interpella. Fadi mit la main à sa poche et vit que Vassili avait eu le même geste. Sans desserrer les mâchoires, le Russes s’approcha.
- Excuse-moi, frère, mais tu n’as pas encore réglé la chambre et si cela plaît à Dieu, il me serait agréable de te voir le faire maintenant.
- Tu n’as pas confiance ?
Le ton détaché de Vassili démentait la lueur inquiétante qui se peignait dans son regard.
- Mon ami, si la confiance était ma vertu, je n’exercerais plus ce métier depuis longtemps. Ne me considère pas comme un avare, je sais que mes clients sont bien souvent enclins à un départ imprévu.
- Cela t’est souvent arrivé ?
Le vieux se gratta la barbe, ses petits yeux malins se promenaient et ils avisèrent quelques secondes le sac que Vaso avait laissé au trio comme s’il ne comprenait que trop bien.
- Par Allah, note que cela m’est bien égal, mais il me chagrinerait d’obscurcir de ressentiment la joie qu’éprouve mon cœur en vous hébergeant dans mon établissement.
Vassili hocha la tête, plongeant la main dans sa poche, il en sortit une liasse de billets qu’il tendit au gérant. Celui-ci ne compta pas et les rangea sous le comptoir. Il y avait largement de quoi taire ses inquiétudes. Fadi avait vaguement l’impression d’assister à une scène convenue, c’est ce qu’il confia à Vassili une fois dans l’intimité que leur conférait la chambre.
- Il en a vu d’autres et sait très bien que nous ne sommes pas là pour la qualité de son établissement mais bien pour sa renommée, disons, souterraine.
- Aucun risque qu’il nous balance ?
- Comme il ne sait pas qui nous sommes : non. Et puis il n’a aucun intérêt à voir les moudjahidines débarquer chez lui. Alors, il touche sa prime de risque. Il sait qu’il est, pour beaucoup, la dernière étape avant le départ définitif, c’est comme s’il nous octroyait sa confiance en se rendant complice. Il a accepté plus d’argent que le prix convenu. En cas d’enquête, ce petit supplément peut lui valoir autant d’ennuis qu’à nous. Le fait qu’il accepte le lie à notre sort. En fait, c’est pour lui un moyen lucratif d’exprimer sa loyauté.
La journée s’étira et la nuit tomba. L’exaltation prenait le pas sur l’appréhension. Fadi observait du coin de l’œil le Russe qui s’équipait. Il admirait le flegme et le détachement de Vassili alors que lui-même tremblait en enfilant son uniforme. Il se rendait compte des risques que prenait le soldat en se chargeant de Sybille et lui. Ils s’étaient laissés guider jusqu’ici sans poser de question ni le remercier.
Son caractère taciturne et son calme apparent inspiraient un respect tel que Fadi n’en avait jamais éprouvé pour personne. Il n’osait imaginer ce que serait devenue Sybille sans son aide ou celle du père Louis-Marie. Il se surprit à penser à ce qu’aurait été sa vie s’il n’avait jamais atterri chez Jean ce soir-là. Elle aurait suivi son cours, il ne serait pas là dans ce pays inconnu à risquer de tout perdre pour un aller simple. Il en éprouva une sorte de vertige. Il revoyait en pensée sa rue, l’école et les voisins. Quelques mois auparavant, il faisait réciter des leçons à des enfants, il prenait le thé avec le Scheik Arbini dans la salle des professeurs, traînait avec Ahmed et riait en compagnie de Tarek avant de retrouver ses parents, Bilal et son intransigeance, sa mère et ses épanchements... Son passé lui sauta à la gorge et il retint le chagrin qui l’envahissait. Il regardait le pistolet qui le défiait, sagement posé sur la table. Vassili avait insisté pour qu’il le prenne. Il en était là à présent. Porter une arme pour, au besoin, l’utiliser contre les siens.
Au fond de lui, il s’apercevait qu’il avait changé. L’enfant timide qui n’osait interrompre ses aînés et traînait tranquillement son mal-être dans l’angoisse de déranger avait cédé sa place à quelqu’un d’autre. Un homme déterminé qui avait vu la mort et portait en lui toute la radicalité d’un choix aussi brutal que définitif. Il se regarda dans une glace et adressa un regard de défi à son reflet qui le lui rendit. Il avait trouvé sa route.
Sybille entra dans la pièce, vêtue de la même tenue de travail bleue et informe. Elle avait sacrifié ses cheveux en quelques coups de ciseaux et avait à présent l’allure d’un jeune garçon. Dans l’obscurité, elle donnerait le change sans trop de difficulté.
Les yeux rivés sur la fenêtre, Vassili guettait l’arrivée de Vaso et de sa camionnette. En moins de deux heures, ils pouvaient être de l’autre côté. Le tunnel qui passait sous le no man’s land ne faisait pas plus d’un kilomètre. Une heure pour s’y rendre, une vingtaine de minutes pour traverser. Tout trois s’apprêtaient à vivre la nuit la plus longue de leur existence.
La lueur blafarde d’une paire de phares éclaira une fraction de seconde la pièce. « Pile à l’heure », murmura le Russe.
Ils descendirent sans faire le moindre bruit. Tout dormait dans la Baraka, le réceptionniste reposait la tête sur le comptoir, un ronflement léger s’échappait des bras dans lesquels il avait enfoui son visage. Dehors, Vaso attendait au volant d’un vieux diesel cabossé. L’électrique n’avait encore tout remplacé. Le Serbe arborait un grand sourire, c’était sans doute un effet de son imagination, mais le jeune homme trouvait qu’à la lumière des phares et au vu du contexte, ce sourire paraissait inquiétant.
Vassili s’installa à ses côtés, Fadi et Sybille montèrent à l’arrière. Assis dans un coin, Sybille entre ses jambes, le jeune homme ressentait durement chaque cahot et le bruit du moteur rendait inutile la moindre conversation. Il la serra plus fort lorsqu’il la sentit trembler. Lui-même n’était pas rassuré. Le pistolet qu’il gardait dans sa poche lui meurtrissait la cuisse mais il n’en avait cure. Il perdait toute notion du temps, tant ce voyage paraissait à la fois excessivement long et particulièrement rapide. Lorsque le corps subit et que l’esprit s’envole, le temps devient une notion parfaitement relative.
Et puis le véhicule stoppa net. Fadi entendit distinctement les portières claquer. Le coffre s’ouvrit et Vassili tendit le bras pour les faire sortir.
Devant eux : un portail grillagé éclairé par des néons. Dans son abri, un gardien les laissa passer avec un bref signe de la tête. Vaso cligna de l’œil dans leur direction. Visiblement, l’homme était habitué à ce type de manège. Derrière, on distinguait une espèce de bunker géant en béton. Fadi faillit laisser échapper une exclamation de surprise. Massif, imposant et froid, le Mur se découpait à la lumière artificielle des éclairages blafards. Tranchant l’air frais du soir, ses miradors gigantesques promenaient leurs projecteurs et il y régnait un silence apocalyptique. L’ensemble donnait une impression monstrueusement inhumaine.
À quelques dizaines de kilomètres de Sarajevo s’arrêtait le monde connu. Le contraste entre la brutalité glaciale de ce monument et la chaleureuse vitalité de la ville bosniaque était saisissant. Réprimant un frisson, Fadi sentait Sybille derrière lui. Ils évaluaient l’obstacle qu’il leur faudrait sauter avec appréhension : il n’avait pas de deuxième chance. Le jeune homme comprenait pourquoi le gardien était peu pointilleux. La seule vision qui s’offrait à eux avait de quoi refroidir l’ardeur du plus téméraire.
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