Le roman inédit de l’été : Derrière le mur (53)
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Cet été, Boulevard Voltaire vous propose une fiction inédite, jamais publiée auparavant. Embarquez avec Fadi, Sybille, Jean et Tarek dans un pays qui n’existe plus.
Sa tête le faisait encore souffrir. À peine monté, on lui banda les yeux. La voiture roulait depuis plusieurs minutes. Aucun mot ne fut échangé, même les moudjahidines restaient silencieux. Seul le bruit du moteur rompait le silence par sa monotonie. Puis il sentit le véhicule s’arrêter dans un crissement de pneus. Guidé par une poigne ferme, il avança à l’aveugle. La lumière qui filtrait à travers le tissu du sac disparut rapidement et l’air frais et humide caractéristique d’une cave fit frémir ses narines. D’une brusque secousse, on le fit asseoir et menotter à ce qui lui servait de siège. Puis on lui rendit la vue.
Il se retrouva dans ce qu’il imaginait être une salle d’interrogatoire comportant une table, deux chaises et une lampe. La pièce était nue. N’étaient visibles aux murs que les deux portes qui se faisaient face et le cerbère, debout les bras croisés, qui le regardait du coin de l’œil.
- Bonjour Jamal, dit Fadi.
Il avait reconnu le lieutenant de son frère. Ils ne se connaissaient pas personnellement mais il s’était toujours montré cordial avec lui. Le moudjahidine restait de marbre et semblait fixer un point invisible au-dessus de lui. Une porte claqua et un officier rentra. Lorsqu’il le vit, Fadi crut que son cœur allait se briser et que son courage fondait. Les yeux noirs habituellement chaleureux le fixaient avec une dureté qu’il n’avait jamais observée auparavant. En un instant, Fadi comprit pourquoi Vassili parlait de Tarek comme d’un ennemi redoutable, il émanait de lui une impression de puissance guerrière. Le regard dur qu’il réservait à ses ennemis était aujourd’hui dardé sur son petit frère.
D’un geste, il congédia Jamal. Fadi lut dans les yeux du lieutenant de son frère une expression de pitié. Cela l’effraya plus que tout. Tarek s’assit. Les deux Saïf se faisaient face, les deux profils identiques se dessinaient à la lumière de la lampe, le regard bleu du condamné fixait les billes noires de la justice.
Tarek le regardait sans rien dire. Le jeune homme devinait aisément quelles pensées devaient en ce moment le tourmenter.
Alors, il brisa le silence.
- Quand ?
Tarek le regarda, passablement surpris.
- Quand, quoi ?
- L’exécution ? Quand ?
À sa grande satisfaction, sa voix ne tremblait pas. Il ne voulait pas que Tarek s’imagine un seul instant qu’il pût avoir peur, comme un gamin pris en faute. Il avait dépassé ce stade depuis longtemps.
Tarek ne répondit rien. Fadi changea d’angle.
- Comment as-tu compris ?
- On a remonté la piste, le vieux fou, la fille, les rebelles, toi. C’était simple. Je ne m’attendais pas à ce que tu décides de la suivre. Et surtout que tu décides de partir chez l’Ennemi.
Fadi hocha la tête, Tarek était étonnamment calme. Cela ne lui ressemblait pas. Des secondes s’écoulèrent lentement, le silence avait envahi la pièce. Les deux frères se regardaient. Et Fadi comprit que ni Tarek ni lui n’avaient le courage de jouer leur rôle.
Ce fut Tarek qui rompit le silence.
- Le père et la mère ne savent pas que tu es là. Pour eux, tu as simplement fugué et ils s’attendent à te voir rentrer vite. Bilal était furieux et il t’a voué aux plus terribles châtiments.
Fadi sourit malgré lui.
- Il faudra lui dire que ce n’est pas lui qui me corrigera, cette fois-ci. Tarek approuva silencieusement. Il fixait ses doigts posés à plat sur la table. Son visage reflétait un lourd combat intérieur, comme s’il cherchait ses mots. Puis il se redressa.
- Tu sais, j’ai essayé de comprendre. Je n’en dors pas depuis trois jours. J’ai cherché encore et encore ce qui a pu te pousser à nous trahir tous. Comment tu as pu suivre ceux qui ont saigné des innocents et tenté de me tuer. Ceux qui sont des ennemis déclarés d’Allah. Au début, j’ai cru que tu étais simplement amoureux de la fille, mais je me suis rendu compte qu’il y avait autre chose. Et puis, j’ai creusé mes souvenirs. J’ai repensé à notre enfance, au fait que tu ne te sois jamais entendu avec le père ou alors que tu ne te sois jamais vraiment intégré à la communauté. Mais chaque fois, je butais sur un obstacle ; alors que je croyais avoir trouvé la solution, une petite voix me disait que mon raisonnement ne tenait pas. Non, je ne comprends pas. Un faible d’esprit peut se faire détourner de la Vérité par une mauvais influence, un enfant peut croire à des mensonges ; un temps, du moins. Mais tu es allé beaucoup trop loin et nous savons toi et moi que, de nous deux, tu es le plus intelligent. Alors, explique-moi.
Fadi était dérouté. Il ne s’attendait pas à cela. C’était la première fois qu’il voyait Tarek aussi désarmé. Mais il n’y avait rien à expliquer. Du moins rien que le moudjahidine puisse comprendre.
- Tu as tué Jean.
Tarek le regarda surpris.
- Parce qu’il le méritait, la loi était claire. Ce n’est pas à toi que je vais apprendre qui il était.
- Tu aurais pu l’arrêter, l’exécuter publiquement. Sauf que ce n’était pas une exécution mais un assassinat. Rien ne t’y obligeait…
- J’ai compris qui il était et si, à ce moment, j’avais su ce qu’il t’avait fait, je te garantis qu’il aurait eu une fin autrement plus douloureuse.
- Tu as compris quoi ? Qu’il recelait des livres qu’aucun de vos juges n’a jamais ouverts ? Merde, Tarek, ce sont des livres. De simples mots écrits dans des pages.
Fadi sentit la colère monter en lui. Il comprenait ce qui avait effrayé Tarek même s’il ne l’avouerait pas. Le moudjahidine frappa du poing sur la table.
- Juste des livres et des mots qui ont convaincu mon frère de passer à l’ennemi et de combattre sa propre famille ! Tu oses me reprocher d’avoir tué celui qui t’a enlevé à nous ? Si j’avais pu deviner que c’est à cause de ce salaud que je me retrouverais un jour à devoir interroger mon propre frère et à essayer de le sauver malgré lui, il aurait enduré tous les tourments de l’Enfer ! C’est de ton exécution qu'on parle, Fadi !
- Parce que tu as le pouvoir de me sauver ? Tu sais comme moi ce qu’est la loi. Tu devines aussi bien que moi ce qui m’attend.
Tarek faisait des efforts tangibles pour retrouver son calme. Fadi le déroutait complètement, il n’avait pas émis la moindre once de regret.
- Tu as changé, dit-il. Tu es devenu un homme, petit frère. Dommage que cela soit dans ces conditions.
Fadi ne répondit pas. La fatigue reprenait ses droits et chaque mot prononcé accroissait sa douleur. Tarek était bloqué, il le savait bien. Fadi n’avait ni excuses ni circonstances atténuantes. Il se doutait que la salle était sur écoute et que son frère n’était pas seul juge.
- Cela aurait été tellement plus simple que vous nous laissiez partir, murmura-t-il. Je n’ai jamais voulu que cela finisse comme ça. Vous m’auriez simplement méprisé et haï. Maintenant, tu vas devoir assumer la conséquence de mes actes, et tu sais comme moi ce que ça veut dire.
Tarek s’était levé, tournant le dos à Fadi, il fixait le mur.
- Jamal va te conduire en cellule. On viendra te chercher. Fadi hocha la tête dans le vide. Fadi ? Tarek le fixait gravement. Si j’avais été présent à Sarajevo, tu aurais tenté de me tuer aussi ?
Fadi resta silencieux. Il avait senti dans le timbre de voix de Tarek une légère perturbation, comme une cassure. La porte s’ouvrit et Jamal entra. Le jeune homme se leva et le suivit. Alors qu’ils disparaissaient, le jeune homme se retourna.
- Oui, je pense que j’aurais essayé, parce que tu aurais fait pareil.
Tarek ne répondit rien, la porte près de laquelle il se tenait s’ouvrit et le petit homme à djellaba grise entra dans la pièce. Le moudjahidine lut dans ses yeux de sphinx mort que la sentence était fixée.
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