[LIVRE] L’art contemporain décrypté par Kerros : l’indispensable vade-mecum

Les tulipes géantes et kitsch de Jeff Koons, à Paris. © Samuel Martin
Les tulipes géantes et kitsch de Jeff Koons, à Paris. © Samuel Martin

Une banane scotchée sur un mur. L'installation de Maurizio Cattelan s’est vendue, chez Sotheby’s, plus de six millions de dollars, le 20 novembre, à New York. Quand on parle d’art contemporain, chacun voit de quoi il retourne, qu’il s’agisse de cette banane ou de l’urinoir de Duchamp qui fut, en 1917, la première œuvre « conceptuelle ». Le définir est une autre paire de manche, et encore une autre de l’envisager en tant que système. Saluons la réédition du livre d’Aude de Kerros (chez Eyrolles, en version augmentée, format poche) grâce à qui est décrypté et démystifié l’art conceptuel qui a envahi la planète.

L'expansion mondiale de l'art contemporain trouve son origine dans la lutte culturelle entre les États-Unis et l’URSS. Celle-ci promeut après guerre un art réaliste de propagande. Les États-Unis décident de favoriser un contrepoids avec un contre-art : ce sera l’art conceptuel. Art en rupture, sans référence au passé, ne participant d’aucune identité (les niant, même), il semble apte à se répandre sur toute la Terre. « Trois formes de richesse, explique Aude de Kerros, connaissent une circulation et une fluidité planétaires : matières premières, finances et art... cette dernière jouant un rôle singulier dans la mondialisation. » De plus, les plasticiens occidentaux ont tendance à être des contestataires : les subventionner, les honorer par des prix prestigieux permettent de se les mettre dans la poche tout en conservant, pour la forme et leur dignité, le discours politique apparemment critique. Sous leurs dehors revendicateurs, les plasticiens sont les domestiques du système.

La règle des trois tiers

Comment imposer un art déraciné ? Avec des biennales et des foires internationales où s’applique une règle tacite, celle des trois tiers : un tiers de galeries locales, un tiers de galeries anglo-saxonnes, un tiers de galeries de pays variés. Cette règle s’applique aussi aux galeries internationales dans leurs choix d’artistes (un tiers de locaux, un tiers d'Anglo-Saxons, un tiers d'origines diverses) et aux musées d’art contemporain qui veulent être labellisés « international ». Ces quotas façonnent la mondialisation, sauce new-yorkaise.

Dans ces foires et biennales, ne doit paraître que l’art conceptuel. La peinture au sens classique du mot (à quelque courant qu’elle appartienne) est bannie. Elle n’existe pas. L’art contemporain est exclusif. Cependant, tout n’est pas uniforme et la Chine, qui pèse lourd dans l’art contemporain, laisse une part ouverte à ses arts plus traditionnels. De même, la Russie. Ces pays ont connu des moments tragiques et particuliers - l’un la révolution culturelle, l’autre l’étatisation totale de l’art -, ce qui rend leur approche différente. La mondialisation rêvée se heurte, çà et là, à des identités et des histoires qui résistent.

Une pyramide de Ponzi ?

Outre que l’art conceptuel est une négation de l’art - l’œuvre n’a pas de valeur comme chose créée et façonnée, seul compte le concept explicité par un discours -, il est surtout un produit financier. Et quel produit ! « La chaîne de fabrication de cotes, maintenant bien rodée, écrit Aude de Kerros, fait de l’art contemporain un produit financier dont la rentabilité est estimée à 8 %. » Juteux, le système s’apparente à une pyramide de Ponzi dans laquelle il faut « faire entrer en permanence de nouveaux collectionneurs sur le marché ». L'œuvre n'est plus un objet de contemplation mais un placement, où peut entrer une part de blanchiment grâce à l'opacité de ce marché et à d'incessants changements de main.

Ce système financier a connu des heurts mais semble stable. On achète, on revend avec un gros bénéfice et, en cas de coup dur, façon bulle financière qui éclate, les participants s’entendent à préserver le système en attendant que les choses se calment. Rouages essentiels, les maisons Sotheby’s et Christie’s sont « au centre du marché mondial ». Elles mettent en scène des ventes record qui font monter les cotes. Une vente peut devenir un happening, comme ce fut le cas en octobre 2021 où une œuvre de Banksy s’autodétruisit en pleine vente Sotheby’s… faisant décrocher au plasticien un nouveau record de prix : 21,8 millions d’euros !

Lueurs d'espoir

Faut-il désespérer, face à ce rouleau compresseur qui a enlaidi la planète en diffusant son message mondialiste ? Non, nous dit Aude de Kerros. Le goût se lasse d’un art contemporain devenu trop uniformément kitsch, réduit à créer « de la monnaie et du discours sociétal en réseau fermé ». Qui plus est, Internet donne à l’art méprisé par les galeries une vitrine qui n’existait pas avant. Pot de terre contre pot de fer, certes. Mais cette entreprise de néant esthétique et spirituel qu’est l’art contemporain, toute dévouée aux puissances de l’argent, porte en elle-même les germes de sa disparition future.

Samuel Martin
Samuel Martin
Journaliste

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