Livre/ La Méditerranée : Conquête, puissance, déclin, de Jean-Paul Gourévitch
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En des pages débordantes de poétique bienveillance mais, néanmoins, non dépourvues de lucidité, l’inclassable Jean-Paul Gourévitch, dans son dernier opus, a entrepris de retracer en quelque 350 pages le grand rêve méditerranéen scandé en 17 chapitres, chacun illustré de cartes qui sont autant d’angles de vue pour appréhender d’un regard, à la fois étendu et précis, la complexité d’un carrefour civilisationnel à nul autre semblable dans le monde.
« La Méditerranée est une machine à fabriquer de la civilisation », écrivait Paul Valéry, qui ajoutait que « la Rome de Trajan, et que l’Alexandrie des Ptolémées nous absorberaient plus facilement que bien des localités moins reculées dans le temps, mais plus spécialisées dans un seul type de mœurs et entièrement consacrées à une seule race, à une seule culture et à un seul système de vie » (La Crise de l’esprit, première lettre, 1919).
Car du rêve méditerranéen a toujours jailli cette utopie d’une civilisation éponyme, une et diverse, qui fut bien plus qu’un condominium, un véritable empire, que celui-ci fût politique ou onirique. La Méditerranée, c’est d’abord une géographie aussi fascinante que vertigineuse : « Elle constitue un carrefour où se rencontrent l’Europe, l’Afrique et l’Asie et couvre un espace de trois millions de kilomètres carrés qui s’étend de Gibraltar à Beyrouth sur une longueur de 3.500 kilomètres […]. Dans sa plus grande largeur, de Venise aux côtes libyennes, elle dépasse les 800 kilomètres. Elle abrite aujourd’hui sur ses côtes 28 pays différents représentant une population estimée en 2018 à environ 725 millions d’habitants avec 5 pays qui en abritent à eux seuls plus de 60 % : la Russie, l’Égypte, la Turquie, la France et l’Italie. »
Mais Mare Nostrum est également une géopolitique, soit une politique toute voile dehors amarrée aux réalités des peuples et de leurs territoires. Comme l’écrit joliment Gourévitch, moins pour reprendre un lieu commun que pour en souligner l’idiosyncrasie, « la Méditerranée est une femme. Elle a toujours été traitée comme telle, qu’on veuille la conquérir, la dominer ou contracter mariage avec elle ». Amante, sœur, mère, grand-mère ou cousine, son ambivalence quasi incestueuse a toujours été fondatrice, dialectiquement irriguée par le vitalisme dionysiaque et la sapience apollinienne.
Constamment séduite mais à jamais indomptable et jamais totalement conquise, ou pour un temps seulement, cette mer au milieu des terres a nourri les songes les plus extraordinaires des plus intrépides conquérants à celui, plus littéraire mais non moins fantasmagorique, de l’auteur qui se prend à chimériser l’assomption improbable de Homo mediterraneus, cet homme au grand midi, "libre, jouissif et raisonnable" qui tournerait enfin et définitivement le dos à l’hubris dont nos aïeux attiques surent si justement décrire les désordres.
Mais le propre des rêves n’est-il pas de s’échouer sur les récifs du réel ? De l’Ulysse homérique à l’Empire romain, de la thalassocratie byzantine de Justinien à la Méditerranée arabe et ses conquêtes djihadistes des VIIe-Xe siècles (déjà…), du réveil des croisades à celui de Venise, du rêve ottoman (XVe-XVIIe siècles) au cauchemar des pirates barbaresque (XVIe-XIXe siècles), des conquêtes coloniales aux désillusions nationalistes du XXe siècle, que de grandeurs espérées et d’ambitions déçues…
À la fin du XXe siècle, trois Méditerranée coexistent : la Méditerranée occidentale, déchristianisée et démocratique, la Méditerranée orientale orthodoxe et autoritaire et la Méditerranée des satrapes sahélo-musulmans. Autant de corridors où se perd, désormais, la civilisation européenne prise en tenaille entre l’hédonisme héliotropique et turbo-touristique et le virilisme des migrations de masse sur fond de Reconquista mahométane.
Jadis berceau de l’Europe, la Méditerranée apparaît aujourd’hui comme le cauchemar des Européens, avant que de finir par les ensevelir sous son tombeau.
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