Livre : Visite à Pascal, d’André Suarès

PASCAL

Les crises font remonter à la surface les fantômes d’un passé collectif, comme en période de secousses sismiques. Il faut donc se réjouir du retour d’André Suarès (1868-1948), auteur qui a nourri récemment la réflexion du journaliste Éric Zemmour, dès l’introduction de son Destin français (2018).

Fils d’un Juif italien et natif de Marseille, Suarès a été le contemporain d’Alain (1868-1951) et d’Henri Bergson (1859-1941). D’ailleurs, comme ce dernier, il fut tenté durant toute sa vie par la conversion au catholicisme, au nom d’une génération d’« Israélites » frénétiquement assimilés à la nation française. Par bonheur, les éditions Kryos viennent de publier un de ses courts textes de jeunesse intitulé Visite à Pascal (1894), divisé en trois parties : « À Port-Royal », « Pascal » et « Ascétisme du cœur ». Un pèlerinage à Port-Royal, là où l’auteur des Pensées (1623-1662) – ce manuscrit dont le projet initial devait constituer une « apologie de la religion chrétienne » – s’était retiré, loin des mondanités de la haute société française de l’Ancien Régime.

L’éditeur Radu Portocală[ref]Radu Portocală est l'auteur de deux livres à relire d'urgence : Le Vague Tonitruant et La chute de Ceaucescu[/ref] explique, dans l’avant-propos, pourquoi il convient d’accorder tant d’importance au fief du jansénisme français : « [Suarès] croit rentrer. En ce lieu qui n’est plus qu’ombre, il veut retrouver son chez-soi idéal. » Alors s’instaure en lui-même un dialogue intérieur, avec un double littéraire dont le nom n’est pas anodin : Monsieur André de Séipse, les termes latins ipsus/ipse signifiant « soi-même ». In fine, parler d’un autre pour mieux parler de soi-même. Ainsi commence une déambulation spirituelle dans laquelle celui qui écrira, entre autres, Le Voyage du condottière (1932) se complaît déjà dans le silence de la retraite. Et, à rebours de l’autre versant de la pensée française, le cartésianisme, Suarès fustige toute propension au doute, ce dernier n’étant plus subitement ni la condition de possibilité du savoir ni non plus celle de la foi, mais « la mort même ». Juste de la vanité, cette unique manifestation humaine du vide perpétuel : « Ceux qui ne sont médiocres en rien, ni par le cœur ni par l’esprit, se portent bientôt à contempler deux abîmes : le néant du monde et le néant de soi. »

Par conséquent, M. de Séipse préfère se perdre dans les ruines. Être nostalgique avant même d’affronter l’avenir. Ou renoncer à ce qui est prétendument réel, c’est-à-dire ne pas faire comme les philosophes qui se vantent d’avoir touché de près la vérité. Comme si, entre l’esprit de géométrie et celui de finesse, le choix ultime n’était plus à faire. Ici, Suarès entraperçoit la frontière du rationnel et de l’irrationnel, mais sans l’identifier clairement pour autant : l’angoisse, cette maîtresse de toutes les sciences, ou ce mal-être qui dit indéfiniment « peut-être ». Voilà pourquoi seul l’ascétisme du cœur est la voie vers la saine sagesse, ce qui saisit la vacuité face à l’infinité des possibilités.

La conclusion est alors sans appel : « La solitude est le lieu de l’orgueil et de l’humilité. » Dans tous les cas, voilà une race d’écrivains comme il n’y en a plus aujourd’hui : un esprit affûté qui respire la nature et les beaux-arts pour mieux les sublimer. Qui plus est, une œuvre massive, mais non moins colorée. En somme, du vide et de la plénitude. Tel Cioran (1911-1995) qui avait écrit, dans Des larmes et des saints (1937) : « Je me suis attaché aux apparences lorsque j’ai compris qu’il n’y avait d’absolu que dans le renoncement. »

Henri Feng
Henri Feng
Docteur en histoire de la philosophie

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