Mort d’Astrud Gilberto, inoubliable « Garota de Ipanema »

astrud gilberto

Ce n'était pas elle, à proprement parler, qui avait inspiré cet inoubliable standard de jazz, « The Girl from Ipanema » (« A Garota de Ipanema », en VO), acte de naissance officiel de la bossa nova brésilienne, douce-amère, pleine de cette nostalgie solaire que les Portugais appellent saudade. Celle qui faisait tourner la tête de Vinícius de Moraes et Antônio Carlos Jobim, qui la voyaient tous les jours, depuis leur terrasse au café Veloso, rentrer de la plage, c'était Heloisa Pinheiro, une fille d'officier âgée de dix-sept ans. Mince et bronzée, avec un sourire rêveur et des yeux pleins de promesses, elle était vraiment ce « mélange de fleur et de sirène, pleine de lumière et de grâce, mais avec une ombre de tristesse » que décrirait, plus tard, Moraes dans ses mémoires. Mais pour les générations qui suivraient, l'interprète inoubliable, irremplaçable, de ce morceau malheureusement devenu cliché, c'était bien Astrud Gilberto.

Elle aussi, elle était « grande, bronzée, jeune et adorable », comme le disaient les paroles de la chanson qu'elle interpréta. Elle n'avait pour toute recommandation, au moment d'enregistrer, que d'être la femme de João Gilberto (mort en 2019), le roi de la bossa, et de parler anglais pour enregistrer la version US de ce futur classique, sur l'album Getz/Gilberto, titre prémonitoire pour deux hommes qui se disputeraient cette jeune femme. Ces talents avaient suffi à lui ouvrir les portes du studio, et le résultat fut miraculeux. Associée au saxophone nonchalant de Stan Getz, pour qui elle quittera son mari (qui est à la guitare et chante la version brésilienne), ainsi qu'aux accords de piano enrichis de Jobim, Astrud Gilberto affole les charts américains dans les années 60. Voix pas tout à fait en place, ombre d'accent, légère réverbération du son qui donne l'impression d'un moment de fraîcheur dans la canicule de Rio : comme souvent, la vraie justesse naît d'une sincère imperfection.

Astrud Gilberto s'éclipsa pendant quelques années, transplantée volontaire en Amérique. On l'entendit, en France, dans « Sur les bords de Seine », avec Étienne Daho, à la fin des années 90, à peu près au moment où Francis Cabrel, lui, choisissait d'enregistrer « Yo vengo a ofrecer mi corazón » avec l'Argentine Mercedes Sosa. Nonchalance, sophistication et saudade contre émotion, déchirement et duende : un duel de chanteuses latines dont la variété française n'était que le terrain provisoire.

Disparue à 83 ans à Philadelphie, après avoir consacré ses dernières années à la peinture et à la défense des animaux, comme il sied aux vieilles dames riches, que pensait Astrud Gilberto, au moment de sa dernière balade ? Le Rio des années 60 - bikinis et long drinks, chapeaux et décapotables, longues avenues qui nous semblent aujourd'hui quasi désertes - a cessé d'exister depuis longtemps - et, avec lui, le point d'équilibre miraculeux entre séduction et élégance, tenue et décontraction, harmonie et liberté... jazz et samba. Vinícius de Moraes a livré la clé de ses paroles mythiques, et son explication pourrait servir d'épitaphe à la douce Astrud : « Aussi [la fille d'Ipanema] portait-elle en elle, sur le chemin de la mer, le sentiment de ce qui passe, que la beauté n’est pas seulement nôtre – que c’est un don de la vie que son bel et mélancolique sac et ressac permanent. » Alors, muito obrigado, chère Astrud Gilberto, d'avoir incarné, pour un instant, ce don de la vie, gratuit et fugace, qu'est la beauté - et de l'avoir figé, pour longtemps, dans quelques chansons faussement simples.

Arnaud Florac
Arnaud Florac
Chroniqueur à BV

Vos commentaires

4 commentaires

  1. Cela me fait souvenir ma jeunesse où j’écoutais plusieurs fois « la fille d’Ipanema » plusieurs fois sur un 45 tours. A cette époque là il y avait des chansons qui vous bercez et rendaient la vie douce à vivre.

  2. Très Bel hommage à Astrud Gilberto et à travers elle ,aux créateurs de ce genre tels , Vinicious de Moraes , Antonio Carlos Jobim , Joao Gilberto . Une époque que je n’ai pas vécu puisque trop jeune à l’époque, mais par procuration, à travers ces magnifiques airs de bossa nova . Une vague qui a emporté le monde entier de Sinatra en passant par Birgitte Bardot, y compris des chanteuses un peu oubliées comme Caterina valente .Astrud Gilberto en a été l’égérie incontournable et inoubliable . Dans votre texte vous évoquez le Café Véloso, je me demande si celui-ci n’a pas inspiré le nom du chanteur Caetano qui a été l’un des instigateurs du genre Tropicalia ?

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