Mort de Philippe Jaccottet, grand poète et prodigieux traducteur d’Homère
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Grignan : littérairement, c'est le sanctuaire de Madame de Sévigné. Et pourtant, c'est un nom et un lieu étroitement liés à Philippe Jaccottet. Né à Moudon, en Suisse, il s'y est très tôt retiré, y est mort, cette semaine, dans la nuit de mercredi à jeudi, à 95 ans, et y sera inhumé dans l'intimité, comme son fils l'a annoncé à l'AFP.
Dire cela, c'est inscrire tout de suite le grand poète, traducteur et critique qu'il fut dans un horizon, une tonalité, une fidélité et une discrétion. Fidélité à une vocation, fidélité à l'ici, fidélité à un horizon, un paysage. Des mots auxquels il avait su rendre toute leur fraîcheur et leur charge poétiques.
Ce poète, chez qui Jean-Pierre Richard avait su discerner l'aspiration et l'inspiration « aériennes », ne cherchait pas l'évasion, mais toujours à épouser le réel dans ses rugosités. Les vers de Jaccottet qui reviennent spontanément, quand on apprend son décès, ce sont ceux, très anciens, parmi les premiers publiés, dès les années 1950, dans le recueil Leçons où il évoque l'agonie et la mort de son beau-père.
Philippe Jaccottet acquit très vite un lectorat fidèle, d'étudiants et de professeurs, d'amateurs de poésie, notamment avec le petit recueil Poésie : 1946-1947 (Poésie Gallimard), avec les proses de La Semaison, constamment augmentées durant trois décennies. Et puis cette reconnaissance s'amplifia, grâce aux études de Georges Poulet, de Jean-Pierre Richard, de Pierre Brunel, jusqu'aux couronnements récents : le prix Schiller en 2010, l'entrée dans la Pléiade en 2014.
Une reconnaissance méritée pour ce poète qui fut aussi un immense traducteur. Du grec ancien et de l'allemand, essentiellement. Sa version de l'Odyssée, parue à La Découverte en 1984, réussit le tour de force de demeurer versifiée tout en gardant une précision et une fraîcheur inouïes. Elle fait toujours merveille auprès des élèves et des étudiants. Il faut en relire tous les derniers chants, quand Ulysse se fait reconnaître des siens, de Télémaque. Jaccottet avait atteint là une simplicité bouleversante : « Te voilà, étranger, bien différent de tout à l'heure !/Sans doute es-tu un de ces dieux qui règnent sur le ciel. » Ulysse, avec les mots de Jaccottet : « Car il n'est rien pour l'homme de plus doux que sa patrie. » À l'heure où une certaine cancel culture veut retirer L'Odyssée des programmes, il faut s'immerger dans l'Ulysse de Jaccottet, auquel le poète n'a enlevé ni sa violence ni sa douceur, avec cette même attention de poète aux choses, aux lieux et aux dieux.
Du grec, il avait aussi traduit Le Banquet de Platon. Sa connaissance des grandes langues européennes lui avait également permis de traduire Hölderlin, Rilke, Thomas Mann, Ungaretti, Gongora ou Robert Musil. Il a donné dans cette œuvre de traducteur, aussi humble que considérable, un parfait exemple de décloisonnement, au meilleur sens du terme, entre les genres (roman, poèmes, philosophie), les langues (anciennes et modernes) et les époques. Il ne théorisait pas la littérature comparée, il la vivait et la pratiquait.
Philippe Jaccottet, réfractaire comme eux à tout enrôlement, appartenait au même horizon spirituel qu'André du Bouchet, qu'Yves Bonnefoy, disparu en 2016, et Jean Starobinski, son compatriote suisse, décédé en 2019. L'amitié les réunissait et une commune vigilance à l'égard des pouvoirs et des illusions du langage. Comme eux, il fut de ceux qui, loin des modes ou des idéologies, réussit à tenir les deux bouts de la chaîne : notre finitude traversée par les aspirations et les hésitations de l'au-delà et un effort toujours recommencé pour assumer le sensible des choses et des mots. Il était, comme tous les grands, le plus fin commentateur de son art poétique quand il déclarait, dans une interview : « Dans la poésie que je préfère, celle d’un Hölderlin, d’un Dante, d’un Hopkins, ce qui me touche profondément, c’est qu’elle est exaltante au sens propre du mot, c’est qu’il y a une espèce de coup d’aile qui vous enlève légitimement très haut. S’il existe, pour moi, une justification profonde de la poésie, c’est que finalement elle vous porte très au-dessus de vous-même. »
Une forme d'absolu : telle fut bien la quête de Philippe Jaccottet, qui restera un modèle d'humanisme enraciné, dans un lieu et une culture européenne trimillénaire, dont il aura été un passeur aussi fervent que discret.
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